Dans la série Noël, voici une découverte de Christophe CANIVET. Il y a 150 ans, poussé par la fièvre acheteuse, soutenu par les commerçants du quartier, une nouvelle coutume fait son apparition dans les rues de Cherbourg, le cadeau de Noël tend à devancer les étrennes…
Publiée dans le Phare de la Manche 27/12/1877 & Le Phare de la Manche 25/12/1878
(Texte intégral)
Bébé fut, lundi soir, beaucoup plus longtemps à s’endormir qu’à l’ordinaire. On avait dû le prévenir que le Bonhomme Noël venant, on ne sait d’où, avec sa grande hotte pleine de joujoux et de friandises, se dirigeait vers la ville, et cette nouvelle, il faut l’avouer, était bien de nature à l’impressionner un peu, car ce jour-là, précisément, le cher enfant n’avait pas été d’une sagesse exemplaire et il pouvait bien se croire exposé aux vengeances du mystérieux bonhomme.
Il n’en plaça pas moins, selon le conseil de sa bonne maman, tous ses petits souliers dans le foyer encore tiède, et consentit à se mettre au lit, après recommandation expresse qu’on le couvrît jusqu’aux oreilles dans la crainte, bien naturelle, qu’une avalanche de trop lourdes pralines ne s’abattît sur sa tête ou qu’un diablotin, échappé de la hotte du bonhomme, ne le vînt réveiller en sursaut en lui tombant à califourchon sur le nez.
Malgré ses frayeurs, cependant, Bébé s’endormit et ses grands yeux bleus se fermèrent.
Or, qu’advint-il pendant son sommeil ?
Vêtu de sa grande robe rouge, sur laquelle s’allonge et blanchit, d’année en année, une barbe dont tous les sapeurs — n’était la nuance — seraient assurément jaloux, vers 11 heures 1/2 environ, le père Noël fit son apparition en ville. Alors on entendit sur tous les toits d’alentour un bruit assez semblable à celui d’une ondée de grêle poussée par la tempête ; joyeux de ne trouver cette année dans les rues, ni neige ni verglas, le bonhomme parcourut prestement nos principaux quartiers, jetant à profusion en l’air tous les trésors de son inépuisable hotte : bonbons exquis, gâteaux délicieux, polichinelles agiles, poupées mignonnes, etc., etc
Plusieurs de ces messagers, avant-coureurs des étrennes, tombèrent des gouttières sur le sol, plus d’un guignol perdit sa bosse ou se cassa le cou dans sa chute, mais la plupart s’introduisirent par les cheminées et glissèrent, sans se faire aucun mal, dans les souliers et bottines disposés pour les recevoir.
Bébé fut oublié dans la répartition et promit, le cœur gros en s’éveillant, qu’il serait désormais bien sage. Quant au bonhomme Noël, après avoir laissé son portrait chez un de ses amis, rue du Château, il s’embarqua pour Christmas et donna l’assurance au pilote que les commerçants de Cherbourg ayant d’immenses approvisionnements d’articles d’étrennes, il remplirait à l’avenir sa hotte chez eux, car ces articles, très variés et très frais, lui avaient paru meilleur marché qu’ailleurs.
Même si ce petit récit se terminait par un prometteur « À suivre » , il faudra attendre toute une année pour voir Monsieur Bébé et le Bonhomme Noël réapparaître, toujours dans la même veine mercantile.
On n’entend plus dans nos rues que le bruit de la trompette et celui du tambour. C’est qu’elle est ouverte cette période des étrennes, qui fait la joie des enfants (petits et grands) et la désolation des parents.
Le temps est beau ; si vous voulez bien, ami lecteur, allons voir en passant les objets étalés aux vitrines des magasins parés pour la circonstance et tout resplendissants de lumière.
Laissons le bonhomme Noël accomplir sa lourde tâche, c’est-à-dire s’arrêter de boutique en boutique pour remplir sa hotte des jouets et des friandises qu’il va lancer du haut des cheminées dans les souliers des enfants qui auront donné des satisfactions à leurs parents. Parcourons toutes nos rues, car quelquefois dans celles qui paraissent le plus écartées on trouve de très jolies choses. Nous aurions bien l’envie de nous arrêter rue de la Fontaine où la largeur des trottoirs et la beauté et la variété des magasins qui la décorent, convient à une longue flânerie ; mais passons rapidement Nous espérons d’ailleurs y revenir…. Que d’objets d’une beauté, d’une élégance et d’une fraîcheur inouïes, nous rencontrons à chaque pas, depuis les articles d’utilité jusqu’aux jouets d’enfants, si variés. Il y en a là pour toutes les bourses et pour tous les goûts, magnifiques articles de toilette, beaux meubles et ouvrages en bois sculpté, statuettes élégantes, riches cristaux,charmantes poupées, etc., etc. Nos confiseurs n’ont pas encore fait leurs étalages ; ils attendent aux derniers jours, car ils savent bien que nous sommes les descendants d’Ève.
Pourtant nous sommes littéralement éblouis ; tous nos marchands ont redoublé d’ardeur et d’adresse pour exciter notre convoitise ; l’Exposition leur a fait tort, il faut bien qu’ils profitent de l’occasion du jour de l’an pour se rattraper un peu.
Eh bien, laissons-nous tenter ; ami lecteur; entrez dans les magasins dont vous venez d’admirer les riches vitrines, déliez les cordons de vos bourses, et les écus que vous allez dépenser vous seront largement rendus en espèces sonnantes, sous formes de gros et bons baisers. Dans ces jours d’élections sénatoriales, on va parler beaucoup de l’ancien régime ; le mot de dîme sera souvent prononcé. Nous allons vous proposer le rétablissement de la dîme. Ne vous récriez pas trop; vous allez être de notre avis. Dans notre population ouvrière, combien n’y a-t-il pas de parents qui, forcés d’élever une nombreuse famille, ne peuvent donner d’étrennes à leurs enfants. Croyez-vous que leurs cœurs de pères et de mères ne souffrent pas de voir leurs petits garçons, leurs petites filles convoiter des objets qu’ils ne peuvent leur acheter ! Si nous nous imposions la dîme en leur faveur, c’est-à-dire si nous ajoutions une certaine somme, pour les enfants pauvres, à ce que nous allons dépenser pour les nôtres ! Cela ne paraîtrait pas beaucoup à notre bourse et nous porterait bonheur. Monsieur Bébé, aussi, voudra, sur ses petites économies, offrir des étrennes à son petit frère en Jésus-Christ. Que dites-vous de l’idée ? Nous vous la livrons pour que vous en fassiez profit, si vous le jugez convenable.