1653 – La cloche de Saint-Pierre-Église et l’étrange Messire Vrac

Non, vous ne trouverez pas ici la bande-annonce du prochain film de Tim Burton. Cette année-là Nicolas Michel, écuyer, sr. de Hacouville, fait dresser un procès-verbal des inscriptions et armoiries figurant sur l’une des cloches logées dans le clocher de Saint-Pierre-Église, laquelle avait été baptisée en 1598.

Cette courte analyse d’un procès-verbal descriptif de cloche fait suite à d’autres publications du blog sur le même thème concernant Fierville (1768), Clitourps (1698) et Barfleur (1766). Ce 7 mai 1653, Nicolas Michel, écuyer, sr. de Hacouville, fait relever par le notaire du lieu les inscriptions figurant sur la seconde cloche de l’église de Saint-Pierre (sans doute la plus petite des deux).

On sait qu’à cette époque des travaux étaient entrepris sur le clocher et le reste de l’église, lesquels allaient lui donner son aspect actuel. Cette cloche devait probablement être remplacée à la faveur de ces travaux et le sr. de Hacouville avait manifestement intérêt à garder une trace de ce qui était inscrit dessus avant sa probable refonte.

J’imaginais à tort que cet acte du notariat de Saint-Pierre-Église1 était plus ou moins inédit, et ce n’est qu’après en avoir fait la transcription que j’ai réalisé que Louis Drouet, l’auteur des Recherches Historiques sur les 20 communes du canton de Saint-Pierre-Église (1893) l’avait lui aussi repéré et transcrit (p.25). Mais au bout du compte cet exercice n’aura pas été vain car il m’aura permis de déceler une bévue de notre célèbre érudit local. L’occasion de rappeler que même les meilleurs peuvent connaître des ratés et qu’il est toujours bon de retourner aux sources, si possible, et de s’y “désaltérer” comme le rappelle Didier Michel dans une autre publication sur ce blog.

Transcription

« Moy Marin Hervieu, tabellion royal en la vicomté de Saint Sauveur le Viconte pour le siege du Val de Sere, demeurant à Saint Pierre Eglise, me suis transporté expres requeste de Nicollas Michel, escuier, advocat, sieur de Hacouville, à la tour et clocher de l’eglise dudit lieu de Saint Pierre Eglise, viron sur les neuf heures de mattin, pour dresser procez verbal de certaines escriture et inscription et des armes et escussons apposés à la seconde cloche dudit lieu de Saint Pierre.

Auquel lieu, presences des sieurs curés2 de ladicte parroisse soubz signés et de Nicollas Gueran l’un desdits parroissiens et leur procureur, ay visitté laditte cloche ainsi que lesdits sieurs curé que sont pareillement visittée et trouvée escrit au hault d’icelle autour ces mots “j’ay esté faicte par les communs de ladicte parroisse his temporibus rector erat magister Jacobus Michael scutifer”, et en chiffre “mil cinq cents quattre vingt dix huict”. Entre lequel chiffre et mot de “scutiffer” au desoubs y a un escusson avec une croix potençée, deux coquilles et deux croissants. Et soubz le mot de “Jacobus” y a un aultre escusson avec une licorne. Et aux deux costés de laditte cloche par devers la mer y a un aultre escusson avec trois rozes et une grande croix au dessus, et à l’aultre costé d’icelle, du midy, un aultre escusson avec un aigle, le tout de la mesme mattiere de laditte cloche et eslevée en bosse. Au bas de laquelle cloche y a autour d’icelle une escrippture, laquelle je n’ay peut lire ny expliquer.

Dont du toult ledit sieur de Hacouville m’a requis la presente attestation que j’atteste verittable, laquelle je luy ay delivvrée [sic] pour luy servir qu’il apartiendra, aujourd’huy septieme jour de may mil six cents cinquante et trois, presences et assisté desdits sieurs curés » <… manque la dernière page avec la fin du texte et les signatures, elle n’était plus dans le registre…>.

L’impossible Messire Vrac

La transcription que donne Louis Drouet de cet acte dans son ouvrage est conforme à celle ci-dessus, mais à une exception près, de taille.

Concernant l’inscription sur la cloche L. Drouet a lu :

« his temporibus rector Vrac magister, Jacobus Michael, scutifer. 1598 » (p.18). Extrait ci-dessous.

Et note plus loin « his temporibus rector Vrac, magister, Jacobus Michael scutifer. 1598 » (p.25). Extrait ci-dessous.

La ponctuation est un ajout de l’auteur et a son importance, car pour L. Drouet, l’inscription fait référence à deux personnages : un curé nommé Vrac et un noble (écuyer/scutifer) nommé Jacques Michel.

Mais voici ce qu’il fallait lire : « his temporibus rector erat magister Jacobus Michael scutifer. 1598 ». En substance : « En ce temps le curé était Maître Jacques Michel, écuyer. 1598 ». Un seul nom donc, celui du curé.

De fait, Louis Drouet ne nous dit rien d’autre sur ce « Messire Vrac » parce qu’il n’en a pas trouvé d’autres mentions, et pour cause, il n’a jamais existé comme on va le voir.

Jacques Michel, écuyer, curé de Saint-Pierre-Église

L’année où la cloche fut mise en place Jacques Michel était curé de la paroisse depuis bientôt vingt ans. En effet, le 16 octobre 1580 “nobili viro Jacobo Michel clerico” est nommé à la cure de Saint-Pierre-Église pour la petite portion (pro minori)3. Et voici quelques mentions glanées dans le notariat qui prouvent bien que notre Jacques Michel a été curé de Saint-Pierre sans interruption depuis sa nomination jusqu’à l’époque où la cloche a été posée :

Dans un accord du 7 décembre 1583 concernant des réparations à apporter au manoir presbytéral de la petite portion de la cure de Saint-Pierre-Église, Me Jacques Michel, écuyer, est présenté comme titulaire dudit bénéfice4. Le 9 novembre 1585, Jacques Michel, écuyer, curé de Saint-Pierre est pris pour témoin dans un acte de vente de pièces de terre à Cosqueville5. Le 1er février 1587, Me Jacques Michel, curé de Saint-Pierre-Église, et Me Robert Le Marchand, curé de Saint-Pierre-Église pour la grande portion, sont présents pour la signature du contrat de mariage de Philippe Regnouf de Théville et de Françoise du Bosc de Saint-Pierre-Église6. Le 10 février 1588, vénérable personne Me Jacques Michel, écuyer, prêtre, curé de Saint-Pierre-Église est témoin dans un acte de vente de terrains à Cosqueville7. Il est à nouveau témoin dans des actes du 11 et du 27 octobre 15908. Le 30 mars 1595, vénérable personne Me Jacques Michel, écuyer, prêtre, curé de Saint-Pierre, est pris pour témoin dans l’acte de vente d’un champ nommé Le Petit Clos Morel à Saint-Pierre-Église9. Etc.

Enfin, comme le montre cet extrait d’un rôle de 1590, notre Jacques Michel, curé de la petite portion, tout comme Robert le Marchand, curé de la grande portion de Sainte-Pierre-Église, ont tous deux été reconnus et déclarés ligueurs comme la presque totalité des nobles de la paroisse, au contraire de Richard Castel, sgr. du lieu, qui “a suivy le party du roy”10.

L. Drouet semble d’ailleurs faire quelques confusions dans la généalogie des Michel de Saint-Pierre-Église, cette généalogie doit encore être précisée aujourd’hui. Reste que Nicolas Michel, sr. de Hacouville, fils Antoine, celui qui fit relever par le notaire les inscriptions sur la cloche en 1653 était de la parentèle de notre curé. Son petit-neveu ?

Aspects paléographiques

Pour se convaincre tout à fait de la vacuité de ce « Messire Vrac », abordons la question d’un point de vue paléographique. Sans rentrer dans de grandes démonstrations il est aisé de monter par simple comparaison avec d’autres mots trouvés dans le même acte qu’il fallait bien lire ERAT et non VRAC. Dans les exemples ci-dessous, observons comment notre notaire trace ses V (et U) en début de mot (visittée, le Viconte, verbal, visitte, une) et convenons qu’ils ne peuvent pas être confondus avec les E de escrit, esté, escusson et erat… De même la dernière lettre du mot est bien un T et non un C. Pour les C ce notaire utilise en début comme en fin de mot une graphie fragmentée courante à l’époque, voir ci-dessous : faicte, communs, ladicte, rector, Jacobus, Michael, Scutifer, avec.

Les armoiries sur la cloche

Au côté des armoiries de la famille Michel, Louis Drouet avance que celles à la licorne pourrait correspondre à la ville de Villedieu dont seraient originaires les fondeurs de la cloche. Il voit aussi l’aigle des Clamorgan et les trois roses des Castel sur les deux autres écussons, et précise (p.25): « Le temps avait sans doute rongé une des licornes des armes de Villedieu et le chevron des Castel ».

* Les armes des Michel peuvent être identifiées sans peine, ce sont celles de la famille du curé.

* Les armes des Castel avaient toutes les raisons de figurer sur cette cloche, puisqu’ils sont seigneur et patron de Saint-Pierre-Église pour les deux portions. Mais si le chevron des Castel a été effacé par le temps cela n’explique pas la grande croix au dessus des trois roses…

* Je n’ai pas saisi le lien fait par L. Drouet entre la licorne héraldique et la ville de Villedieu-les-Poêles (et même avec deux licornes si on compte celle qu’il croit effacée). Il pourrait s’agir d’une confusion de sa part. En effet, la réponse à la présence de cette unique licorne est à mon sens livrée par L. Drouet lui même lorsqu’il indique que la nomination du curé pour la petite portion « appartenait alternativement au seigneur de Saint-Pierre et au prieur de l’Hôtel-Dieu de Saint-Lô» (p.16). Cette licorne est donc plutôt à mettre en rapport avec la ville de Saint-Lô, dans un blasonnement propre à l’hôtel-Dieu qu’il reste à définir.

* L’aigle évoque immédiatement la famille des Clamorgan, anciens seigneurs et patrons du lieu, mais reste à savoir à quel titre leurs armes figuraient sur cette cloche. L’abbé Canu, reprenant L. Drouet écrit : « comme son père Jean, Guillaume de Clamorgan est encore considéré comme seigneur de St-Pierre-Eglise, peut-être honoraire, puisqu’il fait placer, en 1598, ses armes à côté de celles des Castel, des Michel et de Villedieu, sur la cloche de l’église (P.V. de la visite de ladite cloche, le 16 mai 1653, par le notaire Hervieu : Drouet, p.25) »11. En effet, le 24 avril 1575, Jean de Clamorgan avait vendu le fief de Saint-Pierre-Église à Richard Castel, sr. de Ranville12.

D’après l’armorial général de 1696

En supposant que la petite cloche de l’église soit associée à la petite portion de la cure, on aurait donc sur cette cloche les armes de son curé, celle des deux patrons alternant (Castel et Hôtel-Dieu), plus celle des Clamorgan à titre honorifique. Et l’inscription sur le pourtour de la cloche, illisible pour le notaire en raison de l’usure, mentionnait peut-être les noms des donateurs et du fondeur.

Guillaume Roupsard

Notes et références

1 Notariat de Saint-Pierre-Église. AD50 5E11251 (f°119). Clichés Fabienne Heusey.
2 La cure de Saint-Pierre sera divisée en deux portions jusqu’en 1664. Il y avait donc deux curés.
3 Ancien diocèse de Coutances. AD50 301J500, registre de collations VII (1579-1584). Microfilm 1Mi44-2, f°30 & 30v°, en ligne.
4 Notariat de Barfleur — Écritoire de Réthoville. AD50 8581 (acte n°279).
5 Notariat de Barfleur — Écritoire de Réthoville. AD50 8582 (f°117).
6 Notariat de Barfleur — Écritoire de Réthoville. AD50 8584 (f°106v°, acte n°140, TM reconnu le 5 novembre 1590).
7 Notariat de Barfleur — Écritoire de Réthoville. AD50 8583 (f°118v°).
8 Notariat de Barfleur — Écritoire de Réthoville. AD50 8584 (f°100 & 102).
9 Notariat de Barfleur — Écritoire de Réthoville. AD50 8585 (f°130).
10 État et mémoire contenant les noms surnoms et qualitez des personnes tant eclesiastiques que nobles demeurant au (…)”. Contribution levée par le roi sur les habitants ayant adhéré au parti de la Ligue : photocopie des états et mémoires des personnes exemptées, ecclésiastiques et nobles, des paroisses de la sergenterie du Val-de-Saire et d’une partie des paroisses de la sergenterie de Valognes (1590). Cote AD50 : 19 J 6. Originaux aux AD14 (sous-série 4 C).
11 Abbé Jean Canu. Les mille ans d’une famille Normande — Les Clamorgan. SAHM. Publications multigraphiées, fasc. 37. 1980, p. 30-31.
12 Ranville près de Caen, et non de Rauville comme on le voit écrit trop souvent.