LA VEUVE LAISNEY, LA MERCIÈRE DE LA RUE SAINT-THOMAS de SAINT-LO

Par Christophe CANIVET

Triste fin pour celle qui tenait boutique au 25 rue Saint-Thomas !

Non, je ne plaisante pas, elle tenait littéralement sa boutique sur cette carte postale saint-loise des environs de 1900. Voyez le café du Théâtre au premier plan, sur la droite. Le photographe tourne le dos audit théâtre, la ci-devant église Saint-Thomas, devenue halle au blé en 1811, rasée à la fin du XIXe siècle pour donner place à un théâtre à l’Italienne. Suivez l’agencement en bois du café, qui arbore son nom en grosses lettres blanches et annonce fièrement la présence d’un billard. Dans son prolongement, vous avez une seconde devanture en bois, plus modeste, plus basse, et une dame qui tient la poignée de la porte du magasin. Nul doute qu’il s’agit de la propriétaire des lieux.

Louise Grégoire a alors une petite cinquantaine d’années. Si on suit l’annonce qui sera faite lors de la mise en vente de son fonds de commerce (mercerie et nouveautés), elle s’est installée là juste après la guerre de 1870. Elle avait alors à peine plus de vingt ans.

Elle va mourir juste avant celle de 1914, le 22 décembre 1912 à 62 ans. Son décès ne sera visiblement déclaré en mairie que le surlendemain, veille de Noël, alors que tout le monde a l’esprit à la fête. Elle est restée fidèle au poste jusqu’au bout mais une pénible maladie l’a retenue au lit durant ses dernières semaines. Humble commerçante de quartier, elle ne va pas avoir droit à sa rubrique nécrologique, tout juste une mention dans celle de l’état civil, mention qui, au passage, écorche son nom marital. Et sa mort serait passée inaperçue si sa bonne ne s’était pas montrée indélicate. La suite est contée dans le Journal de la Manche et de la Basse-Normandie du 4 janvier 1913.

Pour une raison qui ne nous est pas indiquée, c’est M. Jules Beaudot, entrepreneur de vidanges au 4 rue Bellevue, à Saint-Lô, beau-père de Georges Laisney, le fils de la défunte, qui va se charger des opérations matérielles de la succession et mettre en vente le fonds de commerce de la défunte.

Il s’aperçoit rapidement que différents objets ont disparu du magasin. Ajoutez à cela que quelques jours plus tôt, il avait eu maille à partir avec la bonne de la défunte, une gamine de dix-sept ans, Ernestine-Lucie Bazinnée le 30 octobre 1896 à Saint-Amand. Il l’avait congédiée aussitôt après les funérailles. Mais il n’avait pas lors songé à inspecter la lourde malle qu’elle emportait avec elle.

De plus en plus soupçonneux, M. Beaudot va porter plainte auprès du commissariat.

Le commissaire Bertani interroge tout d’abord la locataire de la défunte, Louise-Augustine Adam, épouse Blachier. Cette dernière indique seulement que la bonne de Mme Laisney lui a remis à plusieurs reprises, du vivant de Mme Laisney mais aussi après le décès de celle-ci, deux ou trois jupons et quelques corsages, pour les lui garder. Ces objets auraient été placés dans une valise qu’elle aurait confié à une tierce personne qui en ignorait le contenu et la provenance…

Or, ladite valise, dûment retrouvée, ne renferme pas seulement quelques objets, mais plutôt tout un magasin : corsages, cache-corsets, bas, pantalons pour femme, chaussettes, chemises, etc… Contenant et contenu sont aussitôt saisis et mis sous scellés.

M. Bertani interroge ensuite la servante, retournée vivre à Saint-Amand, chez son oncle et tuteur, le couvreur en paille Jean-Baptiste Bazin. La jeune femme ne fait aucune difficulté pour reconnaître les vols qu’elle a commis, du vivant de Mme Laisney ou après sa mort ; mais, elle affirme qu’elle a agi la plupart du temps à l’instigation de la dame Blachier.

Ernestine Bazin est aussitôt arrêtée et écrouée à la prison de Saint-Lô, tandis que Louise Blachier, mère de plusieurs enfants, est laissée en liberté provisoire.

Elles passent en correctionnelle en février suivant. Chacune d’elles campe sur ses positions. Ernestine Bazin reconnaît les vols par elle commis mais ajoute qu’elle y a été poussée par la femme Blachier. Cette dernière se défend de l’accusation portée contre elle par la fille Bazin…

Le Tribunal déclare Ernestine Bazin coupable des faits qui lui sont reprochés mais, étant donné son jeune âge, l’acquitte comme ayant agi sans discernement et la remet à son oncle. Quant à Louise Blachier, elle est déclarée coupable de complicité par recel et condamnée à 6 mois de prison, avec toutefois le bénéfice du sursis.

Le fonds de commerce de la veuve Laisney n’a semble-t-il pas trouvé preneur. Les murs (magasin et appartements) sont mis en location dans le n° du 5 mars 1913. Plusieurs ventes seront nécessaires les 7 et 8 mars et 1er, 2 et 3 avril pour écouler le stock et le matériel. Ainsi mourait un magasin ouvert quarante ans plus tôt.

Le fils de la défunte, Georges, succombera lui-même un an et demi plus tard, des suites de ses blessures, à la clinique Pauchet à Amiens, le 19 novembre 1914. C’est un des premiers morts saint-lois de la Première Guerre mondiale, un de ces fameux « pépères de Boesinghe » expédiés en Belgique contrer les Allemands dans leur course à la mer. Malheureusement, son feuillet-matricule ne précise ni où, ni quand il a reçu sa blessure.

Son parcours permet toutefois de répondre à une question restée en suspens : pourquoi c’est le père de son épouse qui s’est occupé de toutes les tâches matérielles suite au décès de sa mère.

Georges Gustave Laisney est né le 29 juillet 1870 à Saint-Lô, ondoyé à Sainte-Croix le jour même, à peu près au moment où sa mère ouvrait sa boutique. Son père Gustave Ferdinand Laysney, typographe, était de Notre-Dame. Sa mère, Louise Eugénie Grégoire, était de Sainte-Croix, où ils se sont mariés le 27 septembre 1869 (vue 1652). La mariée a-t-elle été son employée ? Le premier témoin de ce mariage se nomme François-Vincent Heulin. Il tenait jusqu’il y a peu un important magasin de même nature que celui que s’apprête à reprendre la jeune femme. Il vient de le céder pour se consacrer à ses activités au tribunal de commerce…

Gustave Ferdinand Laysney est d’ores et déjà décédé lorsque son fils se présente au bureau de recrutement pour ses vingt ans. Celui-ci est donc dispensé de service en tant que fils unique de veuve (une sœur, Marguerite Gabrielle, est née le 2 octobre 1883 à Saint-Lô, mais est-elle encore vivante en 1890 ?). Se ravisant, le jeune homme s’engage volontairement dès l’année suivante. Il va servir dans l’armée d’active jusqu’en 1910, franchissant les grades. Il est adjudant au 136e de ligne, en garnison à Saint-Lô, lorsqu’il épouse Julie Beaudotle 11 février 1901. Reversé dans la Territoriale, il sera promu lieutenant par décret en date du 25 avril 1913. Lorsque sa mère meurt, il habite à Paris, où il travaille pour l’administration des Finances (outre le fait que ses adresses successives de 1910 à 1914 se situent à Paris intra muros, son nom figurera sur la plaque commémorative des employés du ministère morts pour la France).

L’appel à la mobilisation générale le ramène à Saint-Lô. Les dispositions prises en 1875 avaient prévu que dans un tel cas, la préfecture de la Manche verrait la constitution d’un 80e régiment d’infanterie territoriale. En tant que telle, cette unité est essentiellement composée d’hommes de 34 à 49 ans, considérés comme trop âgés et plus assez entraînés pour intégrer un régiment d’active ou de réserve, d’où leur surnom de « pépères ». Dans les prévisions du Ministère de 1875, ils étaient donc censés rester en mission de surveillance et de maintien de l’ordre sur les arrières.

Dans l’urgence, les membres de cette nouvelle unité sont équipés d’uniformes du 136e R.I. C’est encore le temps des pantalons garance et des galons dorés. Les officiers sont facilement repérables par les tireurs ennemis…

La mobilisation générale a été promulguée le 1er août. Dès le 7, le régiment est envoyé du côté de Montebourg, pour prévenir toute tentative d’invasion de la presqu’île du Cotentin par la mer (dès 1888, un opuscule mettait en garde contre ce risque, relayé par Charles Canivet alias Jean de Nivelle dans son article Cherbourg aux Allemands publié dans Le Soleil du 02/05/1888). Les Britanniques s’étant engagés à assurer le blocus naval du continent, le 80e part pour Le Havre le 27 août. Caserné dans les environs de Montivilliers, il va pouvoir poursuivre son entraînement pendant tout le mois de septembre.

Il arrive le 6 octobre à Dunkerque, d’où il est immédiatement dirigé vers la Belgique, via Bergues et Wormhoudt. La cavalerie allemande rôde dans les environs. Le 12, c’est le baptême du feu, pour l’heure sans perte. On continue à avancer, petit à petit, vers Boesinghe et Paschendaele.

Le 20, alors que le régiment soutient des éléments de cavalerie engagés du côté de Paschendaele (le 10e cuirassiers d’Hippolyte Jacquemin), il est cueilli par l’artillerie allemande. Trois hommes sont tués et deux sont blessés, dont un officier. L’historique du 80e ne précise pas qu’il s’agit précisément de Georges Laisney. Mais on peut remarquer que, pour les batailles ultérieures, notamment celles des 22 et 30 octobre, l’ouvrage semble préciser le nom de tous les officiers touchés. Le blessé du 20 est donc a priori le seul officier non expressément identifié dans le corps du texte. Né tout juste avant l’ouverture du magasin de sa mère, le lieutenant Georges Laisney ne lui aura guère survécu…

Généalogie :

GREGOIRE Pierre  †

     X SIMON(NE) Catherine

                → GREGOIRE Virginie Catherine ° ~ 1819 † 28/10/1894 Saint-Lô

                     X  GUILLON Joseph Victor 27/08/1839 Saint-Lô

                     X  FRANCOISE dit BERNARD  Jean Désiré 12/03/1866 Saint-Lô

                → GREGOIRE Aimable François ° 06/05/1826 Saint-Lô

                     X PIGNET Rosalie  (° 19/03/1823 Villebaudon) 01/08/1848 Saint-Lô ND

                               → GREGOIRE Eugène ° 21/05/1849 Saint-Lô SC.vue 839

                                               parrain : Louis HEULIN

                               → GREGOIRE Louise Eugénie ° 26/05/1850 Saint-Lô SC vue 873  † 22/12/1912 St-Lô (acte le 24)

                                               parrain : Louis HEULIN

                                    X LAISNEY  27/09/1869 vue 1652

                                               tem X : François Vincent HEULIN

                                               → LAISNEY Georges Gustave ° 29/07/1870 Saint-Lô

                                                    X BEAUDOT Julie 11/02/ 1901 Saint-Lô

                                               → LAISNEY Marguerite Gabrielle ° 02/10/1883 Saint-Lô

                               → GREGOIRE Édouard Pierre ° 17/10/1853 Saint-Lô † 11/10/1924 Lion-sur-mer

                                    X LE MANISSIER Amédine Rose  11/09/1876 Caen bans à Paris

                                               ancêtres de Sarah GRÉGOIRE

                               → GREGOIRE Augustine Amélie  ° 01/08/1858 Saint-Lô

                                    X GRAVEY Pierre Baptiste 20/08/1877 Saint-Lô

                               → GREGOIRE Marie Joséphine ° 1864

                                    X GIRARD Alphonse Jacques 27/11/1883 Saint-Lô

                                               ancêtres de Gérard POUTEAU

                → GREGOIRE Désirée Justine ° 29/08/1831 Saint-Lô

                     X  ANNE dit DODEMAR Louis François 18/11/1851 Saint-Lô

2 réponses sur “LA VEUVE LAISNEY, LA MERCIÈRE DE LA RUE SAINT-THOMAS de SAINT-LO”

  1. Et bien d’autres histoires dorment encore dans les « placards ». Voyez le toit-terrasse de l’épicerie MEUNIER, visible sur les deux cartes, tout à gauche sur l’une et tout à droite sur l’autre, au n° 22, juste en face de la mercerie de Mme LAISNEY. De toute évidence, il y avait là au temps jadis une construction au moins aussi haute que les autres. En 1827-1828, l’architecte TREFEU prévoit sa suppression en vue du percement d’une nouvelle voie… qui ne verra jamais le jour. La bâtisse est toujours présente sur la lithographie de LEVAVASSEUR publiée en 1844. Il s’agissait de l’hôtel Sainte-Barbe… En toute logique, c’est le même que Gaétan GUILLOT croyait devoir placer rue Torteron quand il a effectué le catalogue du musée il y a un peu plus d’un siècle…

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