La nationalité du chef viking à l’origine de la Maison Ducale de Normandie a fait couler pas mal d’encre chez les historiens des siècles derniers. La thèse qui domine actuellement est celle qui fait de Rollon un fils du jarl de Moere, donc un norvégien.
En 1951, Michel de Boüard dans un compte-rendu des Annales de Normandie sur un ouvrage de Louis de St Pierre synthétise bien les arguments qui vont dans ce sens. Voici ce qu’il rapporte sur ce sujet :
Photo P.Levieux (statue à Falaise)
(…) L’auteur définit d’abord les domaines respectifs des Danois et des Norvégiens ; ces derniers hantent surtout la « route de l’Ouest », la vieille route commerciale des Celtes d’Irlande qui, de La Grande Bretagne, par l’Irlande, conduit à l’estuaire de la Loire, aux côtes de Poitou et d’Aquitaine. Les Danois, au contraire, ne s’aventurent guère aussi loin ; ils préfèrent les rivages de la mer du Nord, dépourvus de falaises, dont le relief plat leur rappelle celui de leurs pays.
Les dernières années du IXe siècle voient un fléchissement de l’activité des Danois. Alors des bandes norvégiennes descendent de la mer d’Irlande et se substituent à eux sur les côtes de la Manche. Il importe de noter que c’est le moment où Harald Harfagr mène à bien l’unification de la Norvège ; on sait qu’alors s’expatrièrent vers l’Ouest, plutôt que de se soumettre, plusieurs de ces princes plus ou moins pirates qui régnaient en Norvège occidentale. Cette arrivée d’un nouvel et important contingent de Vikings n’est peut-être pas non plus étranger au remue-ménage dont témoigne l’intrusion des Norvégiens dans une zone jusque là Danoise.
C’est alors seulement que, nonobstant l’affirmation contraire formulée par Dudon de St. Quentin, Rollon et sa flottille se montrent sur les côtes françaises de la Manche. Et Mr de Saint Pierre se met en devoir de démolir systématiquement le témoignage du chanoine de St. Quentin qui, écrivant au début du XIe siècle, travestit, pour entrer dans les vues politiques des ducs Richard ler et Richard II, l’histoire des origines de la dynastie ducale. Triple mensonge de Dudon.
Mensonge dynastique : il fait de Rollon et de son fils les plus grands personnages de l’Occident ; il attribue à Rollon les hauts faits de plusieurs autres Vikings, mais il ne parle guère de l’ascendance du premier duc.
Mensonge breton : il affirme que Rollon a reçu, en 911, à Saint-Clair-sur-Epte des droits sur la Bretagne.
Mensonge parisien : Rollon aurait pris part au grand siège de Paris en 885-886 ; il aurait fait sa première apparition sur la Seine dix ans auparavant. Ainsi Dudon vieillit-il de vingt ans environ les états de service de Rollon sur les côtes Franques.
Toutefois, on ne saurait — comme l’affirma naguère plus d’un historien — prétendre que Dudon ait fait de Rollon un Danois. Ici, Mr de Saint Pierre établit une différence dans la traduction des mots Dacus et Dacigena. Dacus, dans la langue de Dudon, désigne simplement un homme du Nord ; Dacigena, au contraire, signifie proprement Danois. Or, dans le De moribus et actis primorum Normanniae ducum du chanoine de St. Quentin, Rollon n’est jamais dit Dacigena.
Dudon ne présente pas non plus Rollon comme Norvégien ; et de cela l’on ne saurait s’étonner, car les débuts du premier duc Normand n’avaient pas été brillants : banni de sa patrie, victime de diverses mésaventures parmi les Norvégiens des Hébrides et des Oreades…
De surcroît, à l’époque où écrit Dudon (entre 994 et 1025) la Norvège subit de graves revers et se trouve annexée à l’empire Danois, alors en pleine croissance.
C’est seulement vers 1070 qu’un écrivain occidental, Guillaume de Jumièges, attribue à Rollon une origine danoise. Rien de surprenant : depuis le début du XIe siècle, en particulier depuis le mariage de la princesse Emma avec le roi Anglo-saxon Ethelred, Angleterre et Normandie entretiennent des relations très serrées. Or, dans le vocabulaire anglais de cette époque, le mot Danus, très courant, désigne un Scandinave, quel qu’il soit.
Au début du XIIe siècle, au contraire, plusieurs écrivains dont Guillaume de Malmesbury, affirment explicitement que Rollon est né en Norvège. Puis apparaissent les sources islandaises dont le témoignage est plus précis.
Le Landnâma Bôk, ou « Livre des prises de terre », compilé au XIIIe siècle en Islande, d’après les travaux d’Are le Savant (1067-1148), donne la plus ancienne généalogie connue de Rollon : il est fils de Ragnvald, jarl (comte) de More, originaire de l’est norvégien et venu dans la région de la côte occidentale, après annexion de celle-ci par le roi de Vestfold, Harald Harfagr.
Cette généalogie se trouve confirmée, au début du XIIIe siècle, par Snoni Sturlason, dans son célèbre recueil épique Heimskringla. (…)
Michel de Boüard, in Annales de Normandie, 1ᵉ année, n°1, 1951. pp. 88-90