Voici ce que dit Gerville sur le château de Bricquebec dans ses anciens châteaux de l’arrondissement de Valognes en 1824.
BRICQUEBEC
Le Château de Bricquebec fut jadis bien autrement important que celui dont je viens de vous parler : après ceux de nos plus grandes villes et quelques anciennes forteresses du domaine de la couronne, il en est peu qui méritent plus d’attention : son ancienneté, la suite de ses possesseurs, le nombre de ses vassaux le mettent au premier rang.
Ses ruines attirent encore et ceux qui veulent étudier l’histoire de l’architecture militaire du Moyen-Age, et les dessinateurs français et étrangers. J’ai cru devoir lui consacrer un article plus étendu et plus détaillé qu’aux autres châteaux.
Le bourg de Bricquebec est à cinq lieues au sud de Cherbourg, à trois du couchant de Valognes, dans une position à peu près intermédiaire entre Brix et Saint-Sauveur-le-Vicomte; ainsi que ces deux grands domaines, il fut, en 912 ou 913, la portion d’un parent du duc Rol, et d’un officier supérieur de l’armée qui avait conquis la Normandie.
Avec Bricquebec, un domaine très considérable, le plus considérable de tous ceux du Cotentin, après ceux de Mortain et de Saint-Sauveur-le-Vicomte, fut donné à Anslech, assez proche parent de Rol, pour devenir un des tuteurs de Richard, petit-fils de ce prince et troisième duc de Normandie(1).
Anslech eut un fils nommé Turstin de Bastenbourg (ou Bastenberg), celui-ci laissa deux fils; Guillaume, qui fut seigneur de Bricquebec, et Hugues-le-Barbu (cum barba), dont descendirent les comtes de Montfort-sur-Rille.
La ligne des seigneurs de Bricquebec se continua dans la postérité de Guillaume : celui-ci portait le nom de Bertrand ou Bertram, qui devint le nom de famille de tous ses descendants. Guillaume, deuxième du nom, accompagna le Conquérant en Angleterre. Le Poéte Wace lui donne le nom de Robert :
Robert Bertram, ki esteit tors
Mais à cheval esteit mult fort
Sept de ses descendants portèrent le nom de Robert Bertrand. Le dernier mourut au milieu du XIVè. siècle, laissant la baronnie de Bricquebec et des domaines très étendus à sa fille ainée, qui les porta en mariage à Guillaume Paisnel, baron de Hambie(2).
La famille Paisnel n’était ni moins considérable ni moins puissante en Angleterre et en Normandie que celle des Bertrand. Un des ancêtres de celui qui épousa Jeanne Bertrand, avait fondé l’abbaye de Hambie : un autre avait aidé à conquérir l’Angleterre, où il avait obtenu de grandes concessions dans les comtés d’York, de Buckingham et de Somerset. Ses descendants y devinrent comtes de Huntley et de Dudley, et donnèrent leur nom à la ville de Newport dans le Buckinghamshire (4).
Jeanne Bertrand et Guillaume Paisnel eurent un fils qui posséda après eux les châteaux de Bricquebec et de Hambie; il se nommait Guillaume, et eut pour successeur un fils du même nom (5).
Celui-ci, par son mariage avec sa parente, fille d’Olivier Paisnel, seigneur de Moyon, ajouta une grande baronnie à celles qu’il possédait déjà; il mourut sans enfants, et Foulques Paisnel son frère hérita de ses grands biens. En mourant aussi sans postérité, celui-ci laissa sa succession à Nicolas son frère, seigneur de Chanteloup (6).
Nicolas épousa Jeanne de la Champagne, baronne de Gacé, il n’en eut point de fils, et laissa en mourant une fortune immense à Jeanne Paisnel, qui épousa Louis sire d’Estouteville, et lui porta en dot les baronnies de Gacé, Moyon, Hambie et Bricquebec.
Ce mariage donna encore une fois la possession du château de Bricquebec aux descendants d’un de ces vaillants barons normands qui avaient aidé à conquérir l’Angleterre. Ainsi que les Bertrand et les Paisnel, les barons d’Estouteville avaient figuré parmi les premiers à la bataille de Hastings.
Robert d’Estouteville avait obtenu du Conquérant de grandes concessions dans le pays qu’il avait aidé à subjuguer. Après la mort de Guillaume-le-Roux, il servit le parti du duc Robert contre Henri Ier, et fut fait prisonnier à la bataille de TInchebray; ses biens furent confisqués et donnés à Néel d’Aubigny (7).
Son fils Robert se trouva à la bataille de Northallerton, parmi mes vaillants chevaliers du comté d’York, qui défirent l’armée écossaise (8). La vingtième année du règne de Henri II, il était encore à la bataille d’Alnwick, où il fit prisonnier le roi d’Ecosse.
Ce n’est pas ici le lieu de suivre la généalogie de cette famille, non moins illustre en Normanie qu’en Angleterre. Je vous indique des sources où l’on peut en puiser les détails(9).
Devenu par son mariage le plus riche seigneur du Cotentin et peut-être de la Normandie, Louis d’Estouteville ne devait pas jouir longtemps de cet avantage. L’époque approchait où les Français fidèles allaient être dépouillés de leurs biens : l’année même de son mariage fut celle de la sanglante défaite d’Azincourt. Bientôt Henri V victorieux revint débarquer sur nos côtes et soumit toute la province, hormis le Mont-Saint-Michel, qui fut défendu par Louis d’Estouteville lui-même à la tête de ces braves gentilhommes, qui comme lui avaient tout perdu, fors l’honneur.
Le roi d’Angleterre donna les châteaux de Bricquebec et de Hambie à Guillaume de la Pole, comte de Suffolk, un de ses plus grands capitaines. L’acte de cette donation est dans les archives du château de Bricquebec; il m’a paru curieux. En voici une copie que j’ai cru devoir vous donner
» Henricus Dei gracia Rex Francie et Anglie et Dominus Hybernie omnibus ad quos presentes Littere pervenerint salutem. Sciatis qd. de gracia nostra speciali et ob grata et laudabilia obsequia nobis per karissimum consanguineum tuum Guillelmum comitem de Suffolk, huc usque mirabiliter impensa dedimus et concessimus eidem comiti castra et dominia de Hambie et de Briquebec, cum pertinenciis suis una cum omnibus feodis aliis hereditatibus, terris et possessionibus quibuscumque quas tenuit Fouques Paynel chivalier defunctus infra ducatum meum Normannie habendis et tenendis præfato comiti et heredibus suis masculis de corpore suo nascentibus ad valorem MMMD. scutorum per annum cum omnibus dignitatibus, franchisiis, juribus, donacionibus, quibuscumque ad castra et dominia predicta vel alteri eorum seu ad feoda hereditates et possessiones predictas aliqualiter pertinentibus seu spectantibus infra ducatum nostrum Normannie adeo plene perfecte et integre et eodem mode sicut predictus Fouques vel aliquis alius tenebat et possidebat per homagium nobis et heredibus nostris faciendum reddendo unum scutum de armis sancti Georgii ad festum suum ad castrum nostrum de Cherbourg singulis annis in perpetuum reservata, tamen nobis et heredibus nostris alta et summa justicia et omni alio jure quod ad nos pertinet aut pertinere poterit proviso semper quod idem cornes et heredes qui sex homines ad arma et XII sagittarios ad equitandum nobiscum seu heredibus nostrîs aut locum ténente nostro durante presenti guerra qui ad sumptus suos servire tenebuntur finitaque guerra hujusmodi servicia in parte faciet et supportabit (je supprime ce qui regarde la concession de quelques maisons à Caen) in cujus rei testimonium has literas fieri fecimus patentes. Teste meipso apud civitatem nostram de Bayeux XIII°. die martii anno regni nostri quinto. Per ipsum regem Storgeon. «
En 1427, le comte de Suffolk était encore seigneur de Briquebec; ce fut en cette qualité qu’il confirma à l’abbaye de Cherbourg une rente donnée en 1529, par Robert Bertrand, baron de Briquebec. Dans cet acte , il prend les titres de comte de Suffolk et de Dreux, seigneur de Craon, Hambie, Briquebec, et au bas de l’acte est écrit : donné en notre châtelet de Briquebec, le 19 mars 1427 (10).
Environ deux ans après, ce grand capitaine fut fait prisonnier à Gergeau, avec ses deux frères, Jean et Alexandre de la Pole. Pour payer leur rançon, ses terres du Cotentin furent vendues. Celle de Briquebec fut achetée par le sire Berty-Entwizle, chevalier du comté de Lancastre, qui avait fait les guerres de France avec Henri V, et s’était distingué à la bataille d’Azincourt.
Des actes qu’on trouve aux archives du château lui donnent le titre d’amiral d’Angleterre, et à son frère Henri celui de lieutenant-général de la Normandie pour le roi d’Angleterre ; il conserva le château de Briquebec jusqu’au moment où les Anglais furent forcés de quitter la Normandie, après la bataille de Formigny en 1450.
Quelques années après, il fut tué à la bataille de Saint-Alban, où il combattait pour le roi Henri VI, contre le duc d’York (11). J’ai connu il y a quelques années à Valognes un de ses descendants, M. Entwysset-d’Arvis ; je lui ai fait voir les ruines du château de Briquehec, dont il ne se doutait guère qu’un de ses ancêtres avait été le possesseur.
Après l’expulsion des Anglais, la famille d’Estouteville fut remise en possession de ses biens, dont Briquebec faisait partie. En vous parlant du Mont-Saint-Michel et de l’abbaye de Hambie, j’ai eu une occasion de rappeler le dévouement et la persévérance de Louis d’Estouteville. Je vais vous indiquer la suite des possesseurs du château de Briquebec.
Par le Mariage d’Adrienne d’Estouteville, unique héritière de sa famille, ses châteaux passèrent dans la famille de Bourbon-Saint-Paul et d’Orléans-Longueville. En 1707, par la mort de Marie d’Orléans, duchesse de Némours, Briquebec passa à Jacques de Matignon, troisième du nom, comte de Torigny, fils de Charles de Matignon et d’Eléonore d’Orléans (12). Ses descendants ont conservé Briquebec jusqu’à la révolution.
Quelques années auparavant, mademoiselle de Matignon, héritière de cette châtellenie, épousa le fils aîné du duc de Montmorency. Bientôt après, ses biens furent engloutis dans le gouffre révolutionnaire. Quelques débris de forêts non vendus lui ont été rendus par le gouvernement royal; mais le château-fort a été aliéné, sa partie habitable est convertie en un misérable cabaret: le reste tombe en ruines, sa décadence est de plusieurs années antérieure à la révolution.
L’enceinte était défendue par huit tours y compris le donjon et la tour qui est sur la porte d’entrée.
Il en existait un plan, levé près d’un siècle avant la révolution. Je vous en envoie une copie avec deux vues dessinées depuis peu de temps, l’une par M. Cotman, l’autre par une de ses compatriotes miss Emily Shuldham, qui a résidé longtemps à Valognes.
M. Cotman en a fait graver une autre vue dans son bel ouvrage intitulé: Architectural antiquities of Normandy. Ainsi que la plupart des anciens châteaux, celui-ÿ-ci représente le travail de plusieurs époques. On y voit dans la cour des colonnes de l’XIe. siècle; mais la majeure partie était depuis le XIVe. jusqu’à la fin du XVIe.
Le donjon,qui domine sur toute l’enceinte, est la partie la plus belle et la plus pittoresque , c’est un ondécagone. Cette figure n’est pas commune dans les anciennes constructions de ce genre. Les fossés sont en grande partie comblés : il n’en reste plus de traces que vers le midi.
L’emplacement de cette forteresse est sur un terrain à peu près uni. En le construisant, on n’avait cherché ni les avantages de l’escarpement ni ceux du voisinage des eaux.
Je ne vois pas qu’elle ait soutenu de sièges dignes d’être cités : en 1565, elle appartenait au
roi de Navarre, qui venait d‘en être remis en possession (13) ; elle fut prise en 1418 par les Anglais, qui la perdirent en 1450. Le maréchal de Matignon ne la cite pas parmi celles du Cotentin où il fallait mettre garnison en 1562 (14).
Les archives de ce château semblent être en contradiction avec l’Histoire des grands officiers de la couronne, citée plus haut. On y voit positivement que, sous le règne de Henri IV, le maréchal de Matignon fit l’acquisition du château de Briquebec, et qu’il en fit transporter les canons à la Hougue et à Torigny.
Dans ce cas particulier, les archives du château méritent plus de confiance. Peut-être d’ailleurs serait-il possible de concilier cette espèce de contradiction ; mais ce n’est pas ici le lieu d’une dissertation.
Le détail des seigneuries, des cours de justice et des grandes dépendances de la châtellenie de
Briquebec serait curieux ; mais ce n’est pas non plus ici le lieu d’en faire l’énumération ; cet article est déjà trop long, et nous avons encore à parcourir plus des trois quarts du département.
Voilà pourquoi je suis obligé d’omettre le détail des armoiries des différents seigneurs; on peut d’ailleurs les voir toutes dans l’Histoire des grands officiers de la couronne, à laquelle pour cette
partie je donne la préférence sur le Pairage Eteint de Banks, qui, en parlant des Bertrand
de Bothal et de Mitford, ne donne certainement pas les armes de ceux de Briquebec, encore bien que ce fût la même famille (15).
in : Anciens Châteaux de l’Arrondissement de Cherbourg et de Valognes, par M. de Gerville, pp.246-258
Liste complète des Anciens Châteaux de Gerville : ici
(1) Willelm.Gemet.de Ducibus Normann., lib.4, apd. Duchesne, Norm. Script., p.239.
(2) Idem; ib. Archives mss. du château de Bricquebec. Laroque, hist.de la maison d’Harcourt. Hist. des grands offic. de la couronne, tom.6, p.689 et seq. Banks, Extinct Peerage, tom.1, p.33, 34. Collins’s Peerage, édit.1711, tom.2, p.73.
(3) Archives du château de Bricquebec. Grands offic. de la couronne, tom.6, p.691.
(4) V. plus bas le château de Hambie. Banks, Extinct Peerage, tom.1, pag.153 et seq. Dugdale, Baronage et Monasticon
(5) Archives de Bricquebec, hist. de la maison d’Harcourt. Grands officiers de la couronne.
(6) Archives du château de Bricquebec. Grands officiers de la couronne.
(7) Collins’s Peerage, édit.de 1711, tome 2, part. 2, verbo Stutevill. Banks, Extinct Peerage, t.1, p. 174.
(8) Banks, ibidem. Ailred abb. Ryeval., apd. Twysden, col. 337
(9) Banks et Collins, ibid; Dugdale’s Baronage. Laroque, hist. d’Harc. Grands officiers de la couronne
(10) Cet acte et le précédent sont aux archives du château de Bricquebec
(11) V. Beauties of England.
(12) Archives du château, et Hist. des grands officiers de la couronne, tom. 5 , p. 4go et seqq.
(13) Monstrelet. Chartier
(14) Histoire de Matignon, p.54
(15) Banks, Extinct Baronage, tome 1, page 33 et 34