La Chandeleur

par Christophe CANIVET

C’est bientôt la Chandeleur ! Cette année, le 2 février, quarantième jour après Noël, tombe un dimanche. C’est une occasion de plus de faire voler crêpes et galettes.

Je ne vous décris pas la scène, vous l’avez tous et toutes vécue, quoique la maîtresse de maison ne s’était peut-être pas parée de sa plus belle coiffe pour se pencher sur les braises de l’âtre. Cet encart publicitaire apparaît pour la première fois dans le Journal de la Manche le 1er février 1908, veille de la Chandeleur…

Journal de la Manche le 1er février 1908

À cette époque, il est fréquent de voir des annonces assorties d’une gravure de l’objet mis en vente. Mais cette illustration commerciale est rarement aussi sophistiquée qu’ici et elle n’est (presque) jamais assortie de la mention « marque déposée ».

Insérer une telle image dans une publicité doit avoir un coût qui dépasse largement les prix habituellement pratiqués par le journal. Il faut pouvoir rentabiliser la dépense. Or, le donneur d’ordre n’est pas un gros industriel, c’est un des trois pharmaciens de La Haye-du-Puits ; et le produit mis en vente n’est pas une grosse machine qui vaut des mille et des cents, c’est une marchandise qui ne coûte que quelques centimes les cent grammes.

Selon le texte accompagnant l’image, il s’agit d’une « Levure à Galette, Crêpes, Beignets et toutes Pâtes similaires. Cette Levure remplace avantageusement les œufs. D’une pureté absolue, elle rend ces produits alimentaires délicieux et facilite leur digestion PRIX : Paquet de 250 gr. 0 fr. 60. — 125 gr., 0 fr. 40. — 40 gr., 0 fr. 20 ».

L’annonce est-elle destinée en priorité aux entreprises ou aux particuliers ? Elle se poursuit ainsi « Envoi par colis postaux de 10 — 5 — 3 kilos REMISE TRÈS IMPORTANTE AUX DÉTAILLANTS. DEMANDER LES CONDITIONS DE VENTE Au dépôt principal Pharmacie MOITIÉ, la HAYE-DU-PUITS (Manche) Vente au détail : Pharmacies & Épiceries ». Cela donne l’impression que la commercialisation débute à peine et que le pharmacien L. MOITIÉ cherche justement ses détaillants. Les envois postaux mentionnés dépassent les besoins d’un particulier. L’annonceur ne livre pas encore la liste des points de vente locaux où sa levure sera distribuée etc.

Léonord Joseph MOITIÉ est un enfant du village. Il est né le 13 mars 1874 à La Haye-du-Puits, où son grand-père maternel, Louis Léonord Ferdinand LE BIS (1813-1890) était déjà le maître de la Poste aux Chevaux, ce qui, au-delà du service nominal de mise à disposition des bêtes, en faisait un entrepreneur de voitures publiques et un hôtelier. Depuis, la France avait quitté l’ère des diligences, le service de la Poste aux chevaux avait été définitivement supprimé au niveau national juste après la chute du Second Empire, les messageries avaient tant bien que mal survécu jusqu’à l’apparition du réseau secondaire du chemin de fer et il ne restait plus que les bâtiments de l’ancien relais devenu hôtellerie, à présent exploités par les parents…

Léonord MOITIÉ avait choisi de tracer sa propre voie. Après avoir appris son métier à l’officine de Périers, il avait soutenu sa thèse de doctorat en pharmacie en 1899 ou 1900, le Guide Rosenwald hésitant entre les deux dates. Il fait son apparition dans ce même guide en tant que pharmacien de La Haye-du-Puits en 1902. Il s’agit de la création d’une troisième officine dans le bourg, en sus celles des docteurs DESREZ et LARQUEMIN. Mais cette ouverture peut remonter à 1900 ou 1901, puisqu’il faut tenir compte des délais de publication de l’ouvrage et du fait que jusqu’à la création des ordres professionnels sous Vichy, l’apparition dans ce guide non-officiel se fait sur la base du volontariat. 1902 est en tout cas l’année de son mariage, le 11 juillet, à Valognes, avec Charlotte Esther Victorine BUCHEL.

Il n’est donc encore qu’un tout jeune praticien lorsqu’il se lance dans la commercialisation de sa levure à galette. Malgré son coût, sa publicité et son alléchante illustration vont être répétées, presque sans désemparer, de numéro en numéro, pendant des années.

Le 13 février 1909, première modification notable de l’encart publicitaire, une liste de dépositaires fait enfin son apparition. On compte, à Saint-Lô, la pharmacie LEFÈVRE et les épiceries HAMEL et ROBERGE ; à Dangy, l’épicerie BURNEL ; à Saint-Sever, la pharmacie LECHAPELAIS ; à Coutances, l’épicerie BUNEL ; à Saint-Sauveur-Lendelin, la pharmacie CAPET et l’épicerie SALMON ; à Montsurvent, l’épicerie LEMAILLER ; à Muneville-le-Bingard, LEJOLIVET ; à Avranches, la pharmacie HARIVEL. Quelques autres noms viendront ultérieurement compléter cette liste : la pharmacie PALLIX à Hambye ; l’épicerie LETREGUILLY à Champ-du-Boult ; l’épicerie GODEFROY à Carantilly ; l’épicerie GRIMAULT à Lingreville ; la pharmacie RENOUF à Tessy ; l’épicerie GAMIER à Linverville ; l’épicerie COUFAULT à Roncey…

Pour une raison que nous ignorons, l’annonce cesse de paraître d’avril à octobre 1912, avant de reprendre exactement dans les mêmes termes qu’auparavant.

Il faut attendre le n° du Journal de la Manche du 17 mai 1913 pour voir apparaître un vrai changement. Oh ! Ce n’est pas un bouleversement, c’est très discret et même insensible pour le simple chaland. Le dessin reste le même. Seul le nom du pharmacien est modifié. La publicité est désormais faite au nom d’un docteur MARTIN.

« Journal de la Manche et de la Basse-Normandie » du 29 novembre 1913

Alfred Georges Léon MARTIN est né le 30 août 1885 à Périers. Selon le Guide Rosenwald, il a soutenu sa thèse de doctorat en pharmacie en 1910. Il est encore célibataire quand il s’installe (il ne se mariera qu’en 1919, à Amélie Jeanne Câlina LECOUVEY). Il a d’ores et déjà signalé son changement d’adresse aux autorités militaires, dès le 16 mars 1913 (BR Saint-Lô 1905-486).

Léonord MOITIÉ est quant à lui parti s’installer à Poitiers, où il va exploiter une officine sur la Place d’armes. Il ne signalera son changement d’adresse aux autorités militaires qu’en fin d’année (BR Saint-Lô 1894-331).

Il faut donc se convaincre qu’il a cédé son officine, sa levure et sa marque à Alfred MARTIN vers la fin de l’hiver, MARTIN qui va également reprendre son contrat de publicité auprès du Journal de la Manche, publiant sa saynète de Chandeleur plus ou moins à chaque numéro.

Cette routine ne cessera qu’avec le n° du 5 août 1914. La guerre est déclarée, les hommes sont mobilisés. Le journal ne compte plus à l’avenir que deux pages et n’a plus de place pour une telle annonce. Surtout, le pharmacien doit lui-même répondre à l’appel. L’officine restera fermée jusqu’au 2 juin 1919. La publicité, si ce n’est la vente de la levure à galette ne reprendra pas après la guerre.

Ou comment la petite histoire de la levure à galettes de la pharmacie de La Haye-du-Puits a rejoint la grande Histoire…

2 réponses sur “La Chandeleur”

  1. J’aime bien les histoires vraies de Christophe CANIVET qui nous apprennent la vie quotidienne de nos ancêtres.
    MERCI

Répondre à GUEGUEN Francine Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *