Baptême de cloches à Clitourps en 1698

Le 29 juin 1750, à la demande de Jean-Antoine-Alexandre Lefèvre, sieur de Graintheville, seigneur et patron de Clitourps, Maitre Guillaume-Charles Blondel, notaire à Barfleur, dresse un procès-verbal descriptif des inscriptions épigraphiques qui figurent sur les trois cloches de l’église Notre-Dame de Clitourps.

En voici la transcription1:

L’an mille sept cents cinquante, le vingt neufieme jour de juin, sur les huit heures du matin, nous Guilleaume Charles Blondel, notaire royal de Barfleur & dependance soussigné, somme transporté en la tour2 de la paroisse de Clitourp, de la requisition de Mre Jean Anthoine Alexandre Le Febvre, chevallier, seigneur & patron dudit lieu, Graintheville3, Ingleville, Saint Germain4, d’Hiereville5, capitaine garde coste, demeurant en son manoir seigneurial de Graintheville audit lieu de Clitourp, aux fins par nous de dresser proceds verbal des in[sc]ription & armoiries qui sonts apposés sur les trois cloches qui sonts dans laditte tour. Ce que nous avons fait, presence dudit seigneur & des temoins à ce apelés soussignés.

Premierement sur la grosse «J’ay eté benitte par noble homme Gabriel de Cussy, docteur de Sorbone, curé de ce lieu, et nommée Anne par Anne Barbou, dame & patronne de ce lieu » . Au dessous est pareillement ecrit « Jonchon6 fecit 1698 » . Et sur la seconde « J’ay eté nommée Charlotte par Mre Charles Alexandre Le Febvre Esr seigneur & patron de ce lieu 1698 » . Et sur la troisieme « J’ay eté nommée Alexandre par Jean Pierre Le Febvre de Clitourps Esr .1698. » .

Et sur les troisdittes cloches avons vu & remarqué un ecusson qui est d’azure à la face d’or accompagné en chef de deux croix fleurdelisée d’or à la rose d’argent en pointe.

Dont du tout nous avons accordé acte audit seigneur de Clitourp pour luy servir & valoir ainsy qu’il se trouvera apartenir. Le tout redigé presence de Mre Bon Joseph François Heuzey7, ecuyer, acolite, de Jean Le Goupil, custost, Jacques Paris & autres, tous paroissiens dudit lieu de Clitourp qui onts signé avec ledit seigneur & nousdit notaire après lecture à eux faitte du present.

Aprouvé un mot rayé nul en l’autre page & trois lettres aussy rayés.

[Signatures :] J. A. A. Lefevre de Clitourp, Heuzey, J. Le Goupil,
J. Paris, F. Le Seigle, Blondel notaire

Controllé à Barfleur le premier juillet 1750. Reçu douze sols.
[Signature :] Duruble


Les Lefèvre de Grainthéville et le patronage de l’église de Clitourps

Jean-Antoine-Alexandre Lefèvre de Grainthéville, devint seigneur et patron de Clitourps8 en 1736 à la mort de Charles-Alexandre Lefèvre son grand-père, son père Jean-Pierre-Alexandre Lefèvre étant décédé peu de temps auparavant. J’ignore les raisons qui le poussèrent à faire établir ce procès-verbal. Quoiqu’il en soit ce document lui était nécessaire pour la conservation de ses intérêts. Peut-être avait-il à réaffirmer son droit de patronage suite à la contestation d’un tiers ?

Armoiries de la famille Lefèvre de Grainthéville16

Bénies en 1698, Anne, Charlotte et Alexandre, les trois cloches, étaient alors en place depuis un demi-siècle lorsque le notaire accompagné des trois témoins pénétra dans le clocher pour les examiner. Elles avaient reçu pour parrains et marraine Charles-Alexandre Lefèvre, patron de la paroisse, Anne Barbou sa femme et Jean-Pierre-Alexandre Lefèvre, leur fils, soit les grands-parents et le père de notre Jean-Antoine-Alexandre Lefèvre.

Généalogie simplifiée des derniers Lefèvre de Grainthéville,
seigneurs et patrons de Clitourps.

Dix ans avant la bénédiction de ces cloches, en l’année 1688, Charles-Alexandre Lefèvre, le grand-père, avait acheté le patronage honoraire de la paroisse de Clitourps à Bon-Thomas Castel, marquis de Saint-Pierre. Ce n’est qu’à compter de cette date que les Lefèvre de Grainthéville, présents à Clitourps a minima depuis le début du XVIe siècle, se diront seigneurs (et même barons) de Grainthéville et de Clitourps.

La cession du droit de patronage honoraire.

Le 20 mars 1688, devant Charles Michel, notaire à Saint-Pierre-Eglise, Bon-Thomas Castel, marquis de Saint-Pierre et bailli de Cotentin, vend à Charles-Alexandre Lefèvre, écuyer, seigneur de Grainthéville, un tènement d’héritages sis à Varouville et Clitourps nommé le tènement Binet ou de La Binetterie comprenant une maison manable et ses dépendances, colombier volant et jardins potagers, et plusieurs pièces de terres, le tout faisant partie du domaine noble de sa seigneurie de Courcy. Ce fief de Courcy, dans la famille Castel depuis la fin du XVIe siècle, fut réuni par la suite à leur baronnie de Saint-Pierre-Eglise. Il était relativement important et s’étendait essentiellement sur les paroisses de Varouville, Clitourps et Saint-Pierre-Eglise. Par le même contrat de vente sont cédés les droits de patronage honoraire de l’église et paroisse de Clitourps, qui demeureront unis à perpétuité au tènement Binet « qui servira de glebe audit patronage ». Le patronage et sa glèbe sont donc désunis du fief et seigneurie de Courcy pour être réunis au corps du fief terre et seigneurie de Grainthéville. Charge à l’acquéreur d’obtenir du roi des lettres patentes pour faire enregistrer cette opération de démembrement et réunion de fiefs. Le tout fait pour le prix de 18450 livres, dont 13500 livres payées comptant par Charles-Alexandre Lefèvre à l’aide des deniers dotaux d’Anne Barbou son épouse9.

Mais il ne s’agissait que du patronage honoraire, qui n’impliquait que des droits honorifiques. En effet les premiers seigneurs de Clitourps avaient cédé dès le début du XIIe siècle aux chanoines du chapitre de Coutances les revenus et le patronage effectif de la paroisse, c’est à dire le droit de présenter à la cure. Ces droits honorifiques étaient malgré tout recherchés par l’aristocratie et les notables de l’époque : « Les patrons et les fondateurs sont les premiers ausquels appartiennent de droit les honneurs de l’église. Il y occupent la première place, sont recommandés aux prières, reçoivent l’encens et l’eau bénite par distinction, ont le droit de litre ou ceinture funèbre à leurs armes et d’avoir le premier rang pour l’offrande, le baiser de paix, la distribution du pain bénit, la procession et autres cérémonies. »10. Ces droits étaient encadrés par un ensemble de règles, touchant en particulier les questions de préséances.

Un siècle plus tard, en 1739, dans un aveu fait au roi par Bon-Hervé Castel23 de sa baronnie de Saint-Pierre-Eglise, on trouve la mention de ce transfert de patronage et une précision concernant les terres d’aumônes de la cure de Clitourps : « Item, j’avois droit de patronnage honoraire de la parroisse de Clitourp, mes predecesseurs en ayant aumosné la gerbe et la presentation à Messieurs du chapitre de Coutances, lequel patronage honoraire a esté alliené par Bon Thomas Castel, mon père, au sieur de Graintheville Lefevre par contract passé devant Michel, nottaire, le vingtiesme mars mil six cens quatre vingt huit, et les terres d’aumosnes de laditte cure sont toujours relevantes de maditte baronnie suivant les adveux des sieurs curez de laditte parroisse, tant avant que depuis ladite alienation »11.

Des obligations d’un patron.

A Clitourps en l’année 1665, « l’église qui datait au moins du Xe siècle, commençait à menacer ruine, surtout le choeur. Aussi le 17 mai les communs habitants dans une délibération motivée mettent leur patron Charles Castel, baron de Saint-Pierre, en demeure de rebâtir le choeur de leur église ». Il le fit de mauvaise grâce. Lui qui dans son aveu au roi de 1663 de sa baronnie de Saint-Pierre pouvait s’honorer d’être patron honoraire et fondateur de Clitourps, rechignait à bourse délier, reconnaissant que s’il était bien dans les obligations d’un patron de participer à la réfection de l’église, lui n’était que patron honoraire… Il finit par s’exécuter, certainement contraint, il contribua à hauteur de 350 livres et les travaux de reconstruction furent réalisés. A l’initiative de Jean Leblond, ancien curé de la paroisse, l’église fut même agrandie pour l’occasion d’une nouvelle chapelle, que le religieux finança entièrement en contrepartie d’un droit de sépulture pour lui et ses proches dans ladite chapelle12.

Plaque commémorative placée dans la chapelle du côté de l’épître.

Les relations entre Charles Castel et les curés de Clitourps ont parfois été houleuses. En particulier en 1641. Le curé, Denis Prey, était alors en procès avec ledit seigneur de Saint-Pierre-Eglise et patron de Clitourps à propos des terres d’aumônes13 de la paroisse que ce dernier voulait réunir à son domaine, « le curé refusa son consentement à cette fantaisie »14 et le 21 juin il est expulsé manu militari de son presbytère par un homme de main du seigneur, lequel seigneur fait garder le bâtiment par plusieurs de ses hommes armés pour en interdire l’accès au curé. La justice est saisie, et c’est seulement le 7 juillet, que Jacques de Beaudrap, lieutenant en la vicomté de Valognes, se rend sur place. Après quelques péripéties, il fait enfoncer la porte du presbytère pour y réintégrer le curé. Le procès se poursuivra et déboutera le seigneur de Saint-Pierre de ses prétentions15.

Les rapports entre le seigneur patron et le clergé à Clitourps semblent avoir été plus apaisés par la suite sous le patronage des Lefèvre, qui participèrent donc pour tout ou partie au financement de nouvelles cloches en 1698.

Que sont devenues ces cloches ?

On sait que deux cloches de l’église de Clitourps furent emportées au district de Valognes pendant la Révolution17. Ce fut le cas presque partout dans le Val de Saire, et entre autres lieux à Saint-Pierre-Eglise et Barfleur fin 1793 et en 1794 : là aussi deux cloches sur les trois furent emmenées pour être fondues et converties probablement en canons.18

Si l’on admet que nos trois cloches installées en 1698, objets du procès-verbal de 1750, étaient celles qui étaient encore en place à la veille de la Révolution, deux ayant contribué à leur manière à la défense de la patrie en danger, il ne restait alors qu’une unique cloche pour « garnir » le clocher de Clitourps (une cloche dite civique ?). A Saint-Pierre et Barfleur c’est la plus grosse qui avait été laissée, on ne sait pas s’il en fut de même à Clitourps.

Toujours est-il qu’il restait bien une cloche en service, et même une cloche ancienne, une de nos trois cloches de 1698, car en 1837 « La vieille cloche mal pendue était tombée de son support alors qu’on la sonnait, il fallut la remplacer »19. Le curé d’alors, Jacques Delisle, se mit en quête de fonds et une nouvelle cloche fut fabriquée par les frères Grente de Hambye, probablement en réutilisant le bronze de sa devancière. Elle fut bénite la même année20 et nommée Charlotte par Charlotte de Hennot et Gaston Le Vicomte de Blangy21, son fils, de Saint-Pierre-Eglise.

Elle s’y trouve encore aujourd’hui22.

Guillaume Roupsard v.1 09/2021

N’hésitez pas à me communiquer vos compléments d’informations, remarques, corrections le cas échéant.

Notes et références

  1. Notariat de Barfleur. AD50 5E8657, n°185.
  2. Le clocher de l’église.
  3. Grainthéville, Grinthéville, Grenthéville. Les variantes orthographiques dépendent du rédacteur et sont sans réelle importance. Par convention personnelle j’écris Grainthéville pour désigner le fief et la famille, et Grintéville pour désigner le lieu-dit à Clitourps conformément à la nomenclature de l’IGN. Le manoir de Grintéville est aujourd’hui une des nombreuses propriétés qui composent le patrimoine bâti ancien de Clitourps.
  4. Saint-Germain-sur-Ay
  5. Je n’ai pas réussi à identifier ce Hiereville, noté Hierville et même Harville dans d’autres document. Ce fief comme celui de Saint-Germain lui venait de sa femme.
  6. Famille de fondeurs de Villedieu-Les-Poêles.
  7. Bon-Joseph-François Heusey, sr. des Mares, fils d’Henry Heusey et de Jeanne Jean, ordonné acolyte le 16 avril 1747. Source : Louis-Ernest Couppey. Notes sur la paroisse de Clitourps. AD50 7J16, p. 133.
  8. Arrondissement de Cherbourg, canton du Val-de-Saire.
  9. Notariat de Saint-Pierre-Eglise. AD50 5E11312 (f°86).
  10. Germain-Antoine Guyot. Observations sur le droit des patrons et des seigneurs de paroisse aux honneurs dans l’église, et sur la qualité de seigneur sine addito, c’est à dire seigneur purement & simplement de tel village. Paris, 1751, p.4.
  11. Chambre des Comptes. Vicomté de Valognes. Cote AD76 : 2B456 (anc. vol. 220). Pièce n°68, f°169.
  12. Louis-Ernest Couppey, op. cit., p.76. & Louis Drouet. Recherches historiques sur les vingt communes du canton de Saint-Pierre-Eglise. Cherbourg, 1893. p.234
  13. Terres aumônées, c’est à dire données à la cure ou à la fabrique, sans contrepartie, pour y faire édifier l’église, y placer le cimetière, ou encore pour bâtir une chapelle ou un presbytère, ou pour en tirer des revenus.
  14. Louis-Ernest Couppey, op. cit., p. 70-71.
  15. Les terres d’aumônes de la cure de Clitourps ont toujours relevé du fief de Saint-Pierre-Eglise, mais en 1641, il faut sans doute comprendre que Charles Castel avait tenté de les incorporer au domaine non fieffé de sa baronnie.
  16. Armoiries restituées en fonction du blasonnement et des représentations d’époque, en particulier celles de l’Armorial Général de 1696. Ces armes sont communes à différentes branches de cette même famille Lefèvre.
  17. Wikimanche. Église Notre-Dame (Clitourps), information non sourcée.
  18. Louis Drouet, op. cit., p.52 & Les Amis de l’Eglise de Barfleur. Barfleur, son église : Leur histoire. 2020, p. 79 à 81.
  19. Louis-Ernest Couppey, op. cit., p. 199.
  20. Louis Drouet, op. cit., p.236
  21. Gaston Le Viconte de Blangy (†1859), célèbre éleveur de chevaux, fils de Charlotte-Françoise-Sophie de Hennot et d’Auguste Le Vicomte de Blangy (1766-1828), châtelain de Saint-Pierre, baron d’Empire, ancien conseiller général sous l’Empire. Ce dernier, fut propriétaire à Clitourps du château de Grintéville et de la ferme de la Seiglerie (appellée aussi Ozeville à l’époque), acquis en 1807, ou encore de la ferme de la Grimonerie. Source : Louis-Ernest Couppey, op. cit., p. 179.
  22. Je n’ai pas eu le loisir de vérifier en personne, mais on m’a assuré en mairie que la cloche actuelle de l’église se nomme bien Charlotte (2021).
  23. Bon-Hervé Castel (+1786), dernier représentant de cette famille, fils de Bon-Thomas Castel (+1712) et petit-fils de Charles Castel (+1676).