Pétanque entre notables de Cherbourg

Par Thomas Gauthron

Mi-mai je pars visiter des cousins à Siouville et j’y récupère les archives généalogiques de mon grand-oncle Jacques LATROUITE malheureusement décédé en septembre 2022. Il m’a beaucoup soutenu à mes débuts et je lui suis très reconnaissant de son aide et des échanges partagés ces dernières années. Ma grand-tante me confie deux cartons d’archives contenant notamment une enveloppe avec une dizaine de photos. Elles sont toutes intéressantes. Je me propose de vous d’écrire dans ce post celle concernant une partie de pétanque à Cherbourg.

Question : est-ce habituel que des normands jouent à la pétanque (du provençal « pés tanqués » = pieds fixes au sol), jeu traditionnel du Sud Est de la France (inventé à La Ciotat en 1907). Mais le jeu de boule, est bien plus ancien, il date de la Gaule. Les boules ont d’abord été en argile, en pierre, puis en bois et enfin en acier (à partie de 1930). D’ailleurs il doit s’agir ici de boule en bois ce qui explique que la 4e personnage « jongle » avec ! En creusant j’ai découvert que ce jeu connait un fort développement à la Renaissance où, dans la France entière, la noblesse s’en empare au même titre que le bilboquet et le jeu de paume (ancêtre du tennis). Ce sport très populaire aujourd’hui était donc pratiqué par nos élites. Les belles tenues de ville de nos 4 joueurs semblent confirmer que c’est toujours en vigueur début 20e siècle ! Notre recherche confirmera-t-elle cette impression ?

Après débat sur le forum, il y a beaucoup de formes possibles de jeux utilisant ce type de boule. J’ai choisi la « Pétanque » (peu utilisée en Normandie, soyons honnête) tout simplement parce que mon grand-oncle l’avait marqué sur l’enveloppe qui contenait les photos. Mais ce n’est pas une preuve en soit. Je rajoute les 2 autres photos (flous) de la série pour mieux comprendre l’action :

Sans avoir une vue sur le terrain d’arrivée, nous sommes même en droit de nous demander si c’est un jeu de boule ou de quille (aussi populaire) ? Sur la pratique de jeu de boule, certains ont reconnu un style à « la lyonnaise », mais d’autres plaident pour à « la bretonne » d’autant que, vous verrez, 2 joueurs ont un lien avec la Bretagne. Finalement, comme le résume parfaitement Roland MAUVIEL :

« la photo indique que les conditions de jeu, terrain pour l’un et position pour l’autre, ne correspondent pas au type de jeu supposé. Il semble bien que cette scène soit un joyeux divertissement entre copains et que le respect de l’orthodoxie de tel ou tel jeu ne soit pas le principal souci des joueurs ! »

Revenons à la photo. Quand je découvre cette photo aucun des visages ne m’est connu. Mais, chance, j’arrive à lire des écritures d’époque (ou plutôt transcrire, vu le type d’écriture !) au verso de la photo (c’est malheureusement rarement le cas !)

 Armand Le Doussal (1871-1935) est bien dans mon arbre, c’est un cousin du coté LATROUITE :

Je soumets la photo à plusieurs Cherbourgeois qui me confirment qu’il s’agit de la même personne. Qu’un premier adjoint au maire fréquente un maire, rien de très étonnant finalement !

Je passe à Luzel :

avec l’autorisation de Geneanet d’Ebreizhnet

C’est un cherbourgeois de naissance car son père breton est un militaire qui se déplace au gré des affectations. Comme la grande partie de sa famille, il part vivre sur Nantes. Il s’engage dans la marine, puis finit comme Directeur Commercial de la société « Frigo Nantais ». Il a 53 ans en 1920 (date probable de la photo), ça peut correspondre. Mais que ferait-il sur Cherbourg alors qu’il n’y a, a priori, plus d’attache ? Comment connaitrait-il les autres protagonistes, tous affiliés à la mairie de Cherbourg ? Bref, est ce bien lui ? Ce pourrait tout aussi bien être son frère cadet de 9 ans Joseph Mathurin METAYER (1876-1933) ou un autre METAYER ? J’échange sur Geneanet avec le descendant d’Auguste Albert Louis METAYER qui n’a malheureusement pas de photo de Joseph Mathurin. Difficile d’aller plus loin dans les comparaisons et pas totalement certain que ce soit la même personne. Mais cela reste notre meilleure hypothèse à date d’autant que les 4 ont travaillé dans ou avec la marine, ce qui peut être le point commun.

Maintenant que nous avons fait le tour des personnes, reste à déterminer le lieu de la scène. Au verso d’une autre photo de la série, il est écrit « rue Deshameaux prolongée ». La rue Deshameaux existe bien sur Cherbourg :

David Châtel me signale (photo ci dessous) que le fabriquant de boulons et rivets Allamandet se situait rue des Hameaux :

En parcourant la rue, aucune maison ne ressemble à celle de la photo. En consultant une carte de Cherbourg de 1932, je comprends que la rue Deshameaux a été coupée à son premier tiers par la rue Roger ANNE. Un nouveau quartier a émergé au-delà, remplaçant probablement nos maisons ?! Pour illustrer j’ai créé un carré noir sur notre carte contemporaine et ci-dessous la même zone vue en 1932 :

Mais que signifie « prolongée » ? La réponse apparait en regardant la carte de Cherbourg de 1909 :

En 1909 la rue Deshameaux est une voie sans issue. Entre 1909 et 1932 elle a été fortement « prolongée ». Parions que l’action se déroule dans cette partie nouvelle (renommée rue neuve Deshameaux plus tard) ! La carte de 1909 montre également de gros bâtiments (une usine ?) sur la rue Lelaidier. Nous en reparlons juste après…

Grâce à David Châtel, que je remercie, nous avons les photos du recensement 1921 de cette rue qui compte 33 numéros. Que trouvons-nous au 22 rue Deshameaux avec toute sa famille ?

Oui … notre fameux Albert MAHIEU avec comme profession déclarée « Maire de Cherbourg ». Les numéros pairs sont coté de la rue Lelédier. Le n° 22, n’existe plus (les numéros pairs s’arrêtent au 18). Il était situé au même niveau que nos gros bâtiments de la rue Lelédier… qui pourraient bien être ceux en arrière plan de la photo. Conclusion, rien n’empêche Albert d’être notre hôte, mais est il le seul compatible ?

Tout proche au n°11 de la rue Lelédier se trouve le foyer d’Armand Le DOUSSAL… il est donc presque voisin :

Jean Luzel habite avec sa grande famille un peu plus loin au n° 26 rue Lelédier avec comme profession « commis à la marine » :

Métayer n’est pas un voisin puisque absent du recensement de ces rues proches. Je pense qu’on peut raisonnablement déduire que c’est le Maire qui a invité ses amis / subordonnés à passer un après-midi chez lui.

Indices supplémentaires, il y a 3 personnes en arrières plan de la photo :

Une petite fille entre 5 et 12 ans, un bébé entre 1 et 2 ans et une jeune dame. Cela pourrait être la jeune femme d’Albert MAHIEU ainsi que ses 2 filles. Le bébé pourrait être Paulette MAHIEU née en novembre 1921. La partie a probablement lieu pendant les beaux jours et en été 1923 Paulette avait 1 ans et demi. Sa grande sœur Yvonne MAHIEU nait en octobre 1915 avait alors 7 ans et demi. Et leur mère Jeanne MARIE, née en novembre 1887, avait 35 ans et demi. Si nous sommes mi 1923, ca correspond plutôt bien aux 3 personnes supplémentaires.

Une grande partie du mystère est levée car j’ai eu la chance de tomber sur des personnages publics de leur époque. Nos personnalités ont donc laissé des traces dans la presse ancienne de la Manche, librement exploitable grâce au site https://www.normannia.info/. C’est cohérent car seules des personnes aisés pouvaient disposer d’un appareil photo dans ces années là, d’autant plus pour immortaliser une banale séance de « sport » entre anciens.

Il reste surement des découvertes à faire… Si vous voyez d’autres éléments ayant échappés à ma vigilance, merci de signaler (blog@genea50.fr). Je ferais évoluer l’article en conséquence …

Thomas Gauthron

mise à jour le 8 juin 2023