Aubert Basile Polidor, vendeur d’illusions

Par Joël TATARD

A Gréville, le monument élevé à la gloire de Jean François Millet [1] sur la place de l’église, écrase de sa masse l’auberge Polidor, à laquelle le grand homme tourne le dos.

C’est dans cette maison qu’est né, le 11 novembre 1868, Aubert Basile Jean François Polidor, un des 5 enfants de l’aubergiste et cultivateur Jean François Marin et de son épouse, Marie Lebrun, née à Omonville-la-Rogue d’un lieutenant des douanes Jean François Victor et d’une mère, Louise Euphrosine Le Duc, native de Gréville.

 Carte postale (vers 1905).
L’auberge Polidor et le monument de Millet, inauguré en septembre 1898, sont au carrefour de la route (est-ouest) de Cherbourg à Omonville-la-Rogue (ancien « chemin de la Basse-Hague), du chemin vicinal du hameau de Gruchy (amorce à droite de la carte postale) et des chemins vicinaux menant à la route de Cherbourg à Beaumont-Hague via les divers hameaux de Gréville. Jusqu’au début du XIXe siècle, la paroisse puis la commune, n’avaient pas de centre véritable, hormis le point de rassemblement de l’église, l’habitat étant essentiellement constitué de quelques gros hameaux

Cinq générations avant, Michel Polidor, issu de la paroisse de Digulleville, s’est fixé en 1704, par mariage avec une grévillaise Roberte (née Fleury), au « hameau Fleury », en lisière de Nacqueville[2]. Au tournant du XIXe siècle, ses descendants en ligne masculine, sept Polidor, possèdent, au total, 17 hectares et doivent s’employer comme journaliers pour vivre, ou survivre.

Bon Nicolas, le grand-père paternel d’Aubert Polidor est un enfant naturel, instituteur[3] durant trente ans (1815-1845) et petit exploitant. Celui-ci a eu comme élève, en 1820, le jeune Jean François Millet mais il ne semble pas marquer la mémoire du peintre[4].

Le mariage de son fils Jean François Marin (1829-1902) avec Marie Lebrun, fille de Jean François Victor « lieutenant d’ordres » des douanes d’ Omonville-la-Rogue peut être considéré comme socialement avantageux. L’appartenance à la fonction publique est appréciée dans la Hague[5] et, de plus, la belle-mère de Jean François Marin, Louise Françoise Le Duc, appartient à une famille de cultivateurs aisés de Gréville[6].

Jean François Marin s’établit comme aubergiste et « débitant de tabac », après son mariage (13 août 1863, Gréville) tout en continuant d’exploiter sa petite propriété. Le couple a 5 enfants dont deux meurent très jeunes et un troisième à l’âge de 26 ans. Survivent Aubert et Alphonsine Marie Caroline, mariée en 1907 (2/avril) à Gréville avec son cousin germain Aubert Arthur Polidor[7], médecin à Port Louis, né dans cette ville le 10 avril 1872.

Carte postale (vers 1905).
Maison construite par Pierre Maurice Le Duc entre 1835 et 1845, au hameau es Ducs. (hameau Turgis jusqu’au début du XVIIe siècle) grâce à l’aisance de son épouse, elle-même héritière en ligne maternelle, d’un des principaux propriétaires exploitants de Gréville, Pierre Le Duc (1725-1799). La mère d’Aubert Basile Polidor est la petite nièce en ligne maternelle de Pierre Maurice Le Duc. La photo date de la décennie 1900, la maison est alors habitée par sa fille unique, pieuse célibataire fort aisée et  adonnée aux « bonnes œuvres » catholiques.

En novembre 1888, il contracte un engagement conditionnel à Saint-Lô, au 10é régiment d’artillerie[8]. Le registre matricule le qualifie d' »étudiant » mais la grille du niveau d’instruction le classe au niveau 3, soit une instruction primaire complète [9].


Aubert Polidor, maréchal des logis au 13e régiment d’artillerie, ordonnance du général commandant l’artillerie du 10e corps d’armée (1891-1894)

Promu brigadier en mars 1889 et maréchal des logis en 1890, il renouvelle son engagement et quitte l’armée en novembre 1894, pourvu un certificat de bonne conduite[10], quelques semaines avant de convoler avec une institutrice de Saint Mandé (actuel val de Marne.)[11], commune où il réside jusqu’en 1904, avec un intermède à Vincennes.

En 1895 il intègre à la Grande Chancellerie de la Légion d’Honneur comme attaché (selon lui) ou, sans doute plus exactement, comme commis. Le premier janvier 1900, il fait partie de la promotion (abondante) des personnes décorées des divers ordres coloniaux, en l’occurrence il est nommé officier de l’Etoile Noire d’Anjouan, dont il était déjà chevalier, au titre du ministère des Colonies[12].

Sa paisible carrière est interrompue brutalement lorsque son penchant immodéré pour le jeu le contraint de quitter l’administration publique après 10 ans de service et, de Saint Mandé, il vient s’installer à Paris en juin 1904.

Les relations nouées à la Grande Chancellerie, son physique avantageux (yeux bleus, cheveux châtains) et son entregent, lui permettent de s’immiscer dans les milieux du pouvoir et de la presse, très intimement liés par des intérêts non exclusivement idéologiques. Polidor semble plutôt proche des milieux radicaux qui dominent alors le Parlement et les conseils du gouvernement. Il est alors proche de parlementaires de la Creuse [13], et tient la rubrique parlementaire de deux journaux de ce département. Se présentant comme « publiciste », appartenant à trois sociétés de presse[14], il est nommé officier de l’Instruction Publique dans la promotion de janvier 1907 (journal officiel du 25 janvier).

En 1908, il tente d’obtenir une perception, position stable et honnêtement rémunérée, mais il échoue, l’opposition des bureaux du ministère des finances s’avérant plus puissante que ses appuis politiques.

Ayant ses entrées au ministère de l’Instruction Publique et faisant valoir ses relations avec le ministre[15], Polidor circule dans les services. Il se rend compte que les employés du bureau des décorations s’absentent pour le déjeuner en laissant sur les bureaux des formulaires d’inscription. Il lui est loisible de s’en emparer et de proposer, sous la signature imitée du ministre ou de son délégué, moyennant paiement de ses frais, l’attribution des Palmes Académiques ou, plus modestement, du titre d’officier de l’Instruction Publique. Les sommes auraient varié de 500 à 1500 francs. Son activité s’étend également au Mérite Agricole (le « poireau »), dont il fera bénéficier trois récipiendaires.

Un de ses clients s’étant inquiété de ne pas voir paraître sa nomination dans le  Journal Officiel, l’escroquerie est mise à jour et un piège est tendu. Le client informe Polidor qu’un de ses amis serait intéressé par une décoration et rendez-vous est fixé, le 26 mars 1911, dans un restaurant parisien. Polidor reçoit un chèque de 3000 francs, sous l’œil d’un agent de la sureté qui le suit jusqu’à la banque où il va encaisser sa commission.

L’enquête, avec visite des lieux par le juge d’instruction, révèle les déficiences de l’organisation administrative et le ministre Steeg prend immédiatement des mesures de contrôle à l’entrée du bureau des décorations, et de numérotation des diplômes.

L’enquête révèle également que Polidor a monté de fausses souscriptions publiques, sur papier à en-tête du ministère du commerce et proposé à d’éventuels souscripteurs une récompense sous forme de décoration.

L’aventure a été longuement exposée dans la presse de Paris et de Province, alors abondante. La tonalité générale révèle l’amusement désabusé des » médias » quant à l’engouement général pour les décorations.

Un journal[16] imagine un décret qui mettrait fin au « favoritisme » en matière d’octroi des décorations :

Article 1 Les « palmes » et « poireaux » seront à l’avenir décernés par voie de distribution automatique.

Article 2 Un appareil dit « système Polidor », breveté SGDG, mis à la disposition du public dans les gares, distribuera automatiquement « palmes » ou « poireaux », au gré du demandeur, en échange du versement dans ledit appareil, d’une somme de 500 francs ».

Article 3 Les bénéfices ainsi réalisés seront affectés au budget de l’agriculture, où un chapitre spécial sera ouvert à cet effet sous le titre « culture des poires ».

Les revues légères s’en emparent également, comme « Frou Frou », le 8 avril 1911 :

« pauv’Polidor prend garde

Pauv’Polidor ; pauv’Polidor

Songe ; oui, mais songe que tes clients

A l’officiel regardent,

Qu’ils ne soient pas dedans

Et que la « tour », et que la « tour » t’attend

Les commentaires révèlent également un courant d’antiparlementarisme, toujours sous-jacent depuis « l’affaire Wilson »[17] et le « scandale du Panama »[18] et en rapport avec le débat de l’immédiate avant-guerre sur les méfaits du mode d’élection des députés au « scrutin d’arrondissement », susceptible de favoriser les manipulations des électeurs influents, au contraire du scrutin départemental de liste.

L’ouest-éclair du 31 mars 1911 :

« Messieurs, je ne pose pas l’homme intègre : le parlementaire est faible sous un régime de scrutin d’arrondissement ; mais je ne veux pas aggraver ma faiblesse d’une injustice. Le seul crime de Polidor, je le proclame hautement, c’est d’avoir manqué sa vocation : cet homme était fait pour être député. Aussi, je vous demande de vous unir à moi pour réclamer sa mise en liberté immédiate et pour lui accorder une retraite parlementaire« .

Le « Journal », 21 juin 1911

Malheureusement pour lui, jugé le 22 juin 1911, Polidor n’obtient pas de retraite parlementaire, mais des circonstances atténuantes et une condamnation à six mois de prison ferme. Peut-être parce qu’il a expliqué, avec une aisance verbale – la presse rappelle qu’il est bachelier- son geste par sa grande pauvreté. Peut-être aussi parce que les bénéficiaires de l’escroquerie, si facilement bernés (ils ne vérifiaient pas l’inscription de leur nomination au Journal Officiel), n’ont pas été sanctionnés et que les négligences de l’organisation administrative sont évidentes.

Après sa libération, Polidor devient représentant de commerce et ne fait parler de lui qu’à l’occasion d’une autre escroquerie (il habite alors rue Chappe,16).

Il se présente, le matin du 22 juin 1922, au portier d’un Cercle de la rue Scribe[19] comme créancier d’un membre qui lui serait redevable de 350 francs. Le portier lui répond que le créancier (prétendu) est absent de Paris.
En fin de matinée, le portier reçoit un appel téléphonique « je suis le valet de chambre du comte X…..Vous avez reçu la visite d’un créancier de mon maître. Veuillez lui faire l’avance de la somme due ». Lorsque Polidor se présente à nouveau, le portier s’exécute.

De façon tout à fait surprenante, Polidor réitère son stratagème deux jours plus tard pour une somme de 1200 francs, et se fait cueillir par un inspecteur de police.

L’escroc malheureux retourne à l’obscurité. Retiré à Saint Palais sur Mer (Charente-Maritime) il y meurt le 23 juin 1952, suivi en mars 1963 par son épouse à l’hôpital de la commune voisine de Vaux sur Mer.

 Le journal amusant, 1er juillet

L’affaire Polidor est certes anecdotique. Mais pas seulement, car elle témoigne de l’attrait qu’exerce les décorations sur les hommes (les femmes étaient rarement concernées…) de la « belle époque ». L’époque a vu fleurir les décorations civiles, les multiples médailles « coloniales », dont a bénéficié Polidor, mais également les médailles des divers départements ministériels (10 entre 1882 et 1913) et le Mérite Agricole crée en 1883, dont le succès concurrence celui des Palmes Académiques.

La Légion d’Honneur est évidemment la distinction la plus recherchée. Elle a donné lieu à un des grands scandales de III République « l’affaire des décoration ». Celle-ci a marqué longtemps les esprits car elle mettait en cause le gendre et l’entourage du président de la République[20].Avec d’autres scandales, de plus grande ampleur (affaire du Panama en 1889), elle a entretenu dans l’esprit public l’idée que les milieux politiques étaient profondément corrompus et nourri l’antiparlementarisme.

Sans que pour autant le goût de ces distinctions s’atténue. En témoigne, entre autres, Jules Renard, journaliste et écrivain, homme de gauche à l’esprit pourtant très critique, dont on peut suivre, dans son Journal, les affres et angoisses dans l’attente d’une Légion d’Honneur qui se fait attendre, malgré de savantes manœuvres et l’appui d’amis bien placés[21].

Il l’obtient finalement en août 1900, malgré les vœux contraires de son ami Octave Mirbeau :

« …Et j’ose espérer qu’il ne le sera jamais. Car, le jour où il le serait, à voir ce qu’on décore, ce qu’on crucifie, ce qu’on légionnise, ce serait à se demander si son talent unique, et qui nous est si cher, n’a pas faibli, et s’il ne doit pas bientôt, à l’abri de cette croix, entrer dans le grand silence des choses mortes ! »

Et il s’en excusera :

« Oui, je porte ma décoration. Il faut avoir le courage de ses faiblesses ».

Joël TATARD


[1]  Monument inauguré le 25 septembre 1898.Adeline Dudley, de la Comédie Française, propriétaire d’une villa dans le hameau de Landemer (Urville-Hague), lit un poème à la gloire de Millet.

[2] Cf AD 50, 5E 6549 notariat d’Acqueville, minutes. Acte sur les écritoires de la Hague. Laurence Hervieu. Cf également généanet, généalogie Jean Yves Fornara. Le père de l’épouse de Michel, André Fleury, de la paroisse de Gréville de présent demeurant en celle d’Octeville sous Cherbourg… ».

[3] La loi Guizot de 1833 relative à l’organisation de l’enseignement primaire a donné aux instituteurs, leur premier cadre réglementaire, en attendant la loi du 28 mars 1882 sur l’enseignement primaire laïc, gratuit et obligatoire.

[4] Tout au moins d’après le témoignage d’Alfred SANSIER, « La vie et l’œuvre de Jean François Millet ». Manuscrit publié par Paul Mante, Paris 1881.

[5] Le lieutenant d’ordre se situe hiérarchiquement entre le lieutenant et le capitaine (en l’occurrence le chef de la circonscription de Beaumont). Il commande une grosse brigade où  supervise plusieurs brigades d’une circonscription). Sa retraite peut atteindre 2000 francs, somme alors très confortable.

[6] Les Le Duc ont donné au début du XIXe siècle, un des premiers « agrégés des lettres », Pierre Maurice Leduc (1793-1885), professeur aux lycées Louis Le Grand (Paris) et Versailles. Commensal de Jean-François Millet au début des années 1830 (Cf Alfred Sansier, ouvrage précité). Polidor est également le cousin de Aubert François Le Duc, cultivateur aisé, maire de Gréville sous le régime censitaire (1830-1848).

[7] Charles Aubert Polidor (Gréville 1832-LaTeste de Buch -Gironde- 1876), frère de l’aubergiste, garde d’artillerie de la marine, chevalier de la Légion d’Honneur (1875). Son fils unique est docteur en médecine de la Faculté de Bordeaux (1901) et exerce à Port-Louis (Morbihan), commune natale de sa mère.

[8] La loi de 1872 sur la conscription permet aux volontaires devançant l’appel, de n’effectuer qu’une année de service militaire (au lieu de 5 ans, réduit à 3 ans en 1889)) sur examen écrit (arithmétique, composition française…) et paiement de la somme de 1500 francs. Le conseil général accorde quelques (rares) dégrèvements selon les ressources familiales. Polidor, dont la famille est relativement aisée, bénéficie d’un dégrèvement partiel (25%).

[9] Selon le procureur lors du procès de Polidor, celui-ci aurait été bachelier. Ce point n’a pu être vérifié. La réglementation de 1872 prévoit 5 niveaux (4 : « brevet d’instruction primaire » et 5  » baccalauréat et licence »). Le niveau 3, dont la définition a varié, implique une instruction primaire complète (lire, écrire et compter couramment). Le cursus scolaire de Polidor s’est effectué dans le cadre de la « loi Guizot (cf note 3). Il a déjà 14 ans lorsque la loi Jules Ferry est mise en application.

[10] Archives départementales de la Manche. Recrutement militaire, circonscription de Cherbourg, 1888. Répertoire numérique 15/65.  mat. 943.

[11] Epoux, le 27 décembre 1894 à Saint Mandé (94) de Jeanne Blanche Vivian (Paris 4é 1873-Vaux sur Mer, Charente-Maritime, 1963). L’enfant unique du couple, Jean Daniel, né le 27 septembre 1895 à Saint Mandé, « secrétaire d’avocat », soldat au 174é régiment d’infanterie, meurt de ses blessures à l’hôpital temporaire de Noeux les Mines (Pas de Calais) le 20 juin 1915.

[12] Polidor aurait été également chevalier de l’Ordre de l’Etoile Noire du Bénin. Les cinq ordres coloniaux créées à la fin du XIXe siècle étaient gérés par la Grande Chancellerie de la Légion d’Honneur.

[13] Fin décembre 1904, ans une querelle entre ce sénateur et un député du même département menaçant de tourner au duel (cette pratique a connu un certain regain autour de 1900) Polidor est choisi comme arbitre par le député. Le duel est évité.

[14] « journalistes républicains « , « syndicat de la presse républicaine », « journalistes parlementaires ».

[15] Théodore Steeg (1868-1950), député radical-socialiste de Paris, ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts (2 mars 1911-14 janvier 1912), premier d’une longue série de postes ministériels.

[16] Journal « La plaine », 6 avril 1911.

[17] Cf note 18.

[18] Plus de la moitié des parlementaires ont touché des pots de vin de la » société du canal de Panama » présidée par Ferdinand de Lesseps, en charge du percement du canal de Panama, afin que le Parlement garantisse les emprunts de la Société alors que celle-ci allait à la faillite.

[19] Il s’agit du seul club alors fixé dans cette rue proche de l’Opéra, le plus aristocratique et le plus fermé, le Jockey Club.

[20] Daniel Wilson, député du Maine et Loire et ancien sous-secrétaire d’Etat, marié à la fille du président de la République Jules Grévy, avait organisé au Palais de l’Elysée, une officine de vente de décorations, avec la complicité du général de Cafarelle, sous-chef de l’état-major des armées, et l’appui d’un réseau de maisons closes. Découvert en 1887, ce trafic provoque la démission de Jules Grévy, qui avait été réélu en 1886 (décembre 1887).

[21] Jules Renard, Journal (1887-1910), année 1900. (Collection Bouquins, Robert Laffont 1990.