Durant les guerres de la Révolution et de l’Empire (1792-1814) Cherbourg accueille une succession d’unités militaires : bataillons de volontaires en 1793/1794 , troupes de ligne 1, gardes nationaux, bataillons étrangers et corps d’ouvriers de la marine et de l’armée. S’y ajoutent les équipages des vaisseaux de la marine de guerre et des bateaux corsaires.
Le flux d’étrangers passant par la ville (« population flottante ») comprend également des prisonniers de guerre britanniques et surtout, lors de la guerre d’Espagne (à partir de 1808), les nombreux prisonniers espagnols, les prisonniers français rendus par la Grande-Bretagne et, à partir de 1803, les déserteurs et conscrits réfractaires.
Ces diverses catégories de population se caractérisent, et nous sont connues, par leur taux de mortalité élevé. Leur vie s’achève souvent à l’hôpital de la marine, ce dont témoignent les registres d’état civil de Cherbourg et ceux d’Équeurdreville jusqu’en 1802.
Ces deux communes sont concernées en raison du choix, en 1792, de l’ancienne abbaye du Vœu pour en aménager les locaux en « hôpital de la marine». Les décès de marins et de soldats survenus à l’hôpital maritime sont enregistrés à la mairie d’Équeurdreville jusqu’en 1804, année où les terrains occupés par l’hôpital sont annexés à la ville de Cherbourg 2.
La formulation de plusieurs actes de décès de cette commune est claire : les décès ont lieu « dans l’enceinte de cette commune » et « à l’hôpital de la marine », certains actes précisant « à l’hôpital de la marine à Équeurdreville » où « à l’hôpital de la marine situé dans cette commune ». L’établissement fonctionne dès la fin de l’hiver 1793, juste après la déclaration de guerre à la Grande Bretagne, et quelques semaines avant la création de « l’armée des côtes de Cherbourg » (30 avril 1793), mais les travaux d’aménagement et d’extension se poursuivront jusqu’en 1797. Une ferme de l’ancienne abbaye (« ferme Gaudebout ») proche de l’église abbatiale, sur le « chemin allant aux fourches », est affectée au bagne, ouvert en 1803, et réservé aux militaires déserteurs, et aux réfractaires au service militaire.
L’hôpital, à ses débuts, se révèle insuffisant pour accueillir les malades des nombreux bataillons de volontaires départementaux et d’unités régulières appelés à la défense des côtes durant l’année 1794, dont 83 décèdent en 1794 . Un « hôpital militaire ambulant » est donc mis en mis en service.
Le plan cadastral daté de 1824 présente peu de changements, en dehors des bâtiments adjoints pour l’accueil des bagnards.
Début 1793, les décès de huit militaires sont déclarés par la supérieure de l’hôpital civil, mère Anne Marie Poulet . L’hôpital de la marine devient « opérationnel » avec la mort d’un sergent du 4è bataillon de la Charente, enregistré à Équeurdreville le 26 mars 1793, sur déclaration du chapelain de l’ex- abbaye, désormais – pour peu de temps – chapelain de l’hôpital, et d’un infirmier de l’établissement.
Les premières années (1793–1795) la mortalité est assez élevée et une répartition semble s’établir entre Cherbourg, où sont déclarés les soldats, et Équeurdreville, lieu d’enregistrement des décès de marins (et corsaires) 3. Les soldats appartiennent surtout aux bataillons départementaux de volontaires levés en juillet 1792, après la déclaration de guerre (21 avril 1792) au « roi de Bohême et de Hongrie», auxquels s’ajoutent les levées décrétées par la Convention en février et octobre 1793, cette dernière pour lutter contre les insurrections « chouanne » et vendéenne. On dénombre alors à Cherbourg, outre quelques compagnies locales , 12 bataillons de volontaires départementaux (départements de Charente, Côte -d’Or, Seine-Inférieure, Calvados ) et au moins deux régiments réguliers ( 8è régiment de hussards, 19è régiment d’infanterie de ligne).
L’afflux de soldats dans une ville de 11 832 habitants en 1793 et 16 092 en 1814 (population fixe 4 dont une forte proportion de ménages pauvres, non préparée à cet afflux et confrontée à de gros problèmes de logement (en nombre et en salubrité), d’hygiène publique et de ravitaillement, peut expliquer les nombreux décès.
Équeurdreville, gros bourg rural, d’ à peine un millier d’ habitants (comme Saint Germain-des-Vaux à l’ extrémité du cap de la Hague), encore peu impacté par les travaux du port de Cherbourg durant la décennie 1780, voit croître très sensiblement le nombre des morts entre 1793 et 1800 : sur les 636 décès enregistrés, les soldats et marins de guerre comptent pour 15,25% (74 marins et 23 soldats).
La présence militaire terrestre fluctue en fonction des circonstances, notamment les aléas de la lutte contre les armées contre-révolutionnaires de l’Ouest, imposant des transferts de troupes vers le sud de la Manche, où la chouannerie est active, et la Bretagne. En juillet 1794, le commandant de la place de Cherbourg alerte sur la faiblesses de la garnison, qui ne dispose que de 4 bataillons, quelques compagnies de canonniers et 150 cavaliers.
Avec la pacification de l’Ouest, achevée début 1796, la moitié des effectifs de « l’armée des côtes de l’Ouest », incluant la division de Cherbourg, sont transférés vers les terrains d’opérations d’Italie et d’Allemagne. Mais 19 000 hommes sont affectés au projet d’une expédition vers l’Irlande, conçue comme point de départ d’une invasion de l’Angleterre, dont plusieurs demi brigades ( dénomination nouvelle des régiments) à Cherbourg et dans ses environs. Des compagnies de la 12è demi-brigade stationnent alors à Auderville et Herqueville, et à Vauville un bataillon de la 49è demi brigade, avec une compagnie de canonniers,. L’expédition, retardée, démarre fin décembre 1796 et tourne rapidement à la catastrophe.
Les effectifs stationnés dans l’arrondissement militaire de Cherbourg sont ensuite, et jusqu’en 1804, réduits et la défense du littoral assurée principalement par les compagnies de canonniers garde-côtes postés dans les forts, et les compagnies de vétérans 5. Les décès sont plus rares et tous enregistrés à Équeurdreville.
La déclaration de guerre à la Grande Bretagne (1er février 1793) se traduit par la concentration dans le port d’une flotte nombreuse, d’où la mortalité des marins en 1794 et 1795, années où les combats sont les plus intenses et les pertes françaises (hommes et vaisseaux) considérables. Entre 1797 et la paix avec la Grande Bretagne, la marine de guerre laisse largement la place, en mer de la Manche, à une guerre de course très offensive mais engageant de faibles effectifs. La mortalité des marins, au port ou à l’hôpital de la marine, est alors insignifiante.
Un arrêté des consuls du 13 ventôse de l’an (4 mars 1802) annexe à la ville de Cherbourg une partie du territoire d’Équeurdreville, dont les terrains d’implantation de l’hôpital de la marine. A partir de 1804, les décès de militaires sont enregistrés exclusivement dans cette commune. La mortalité annuelle fluctue fortement ainsi que la part respective de la marine, de l’armée de terre et de la garde nationale présente à partir de 1807 en substitution partielle des troupes de ligne.
Durant l’Empire, le graphique des décès (ci dessus) met en évidence deux pics de mortalité, en 1807 et 1812-1814. Le premier concerne presque exclusivement l’armée de terre et la Garde Nationale. A partir de 1808, la plupart des unités de ligne sont appelées à combattre en Espagne et, en 1809, en Autriche et en Italie. Les effectifs locaux de ces unités se réduisent souvent à des compagnies de « dépôt » 6. En compensation, Cherbourg reçoit plusieurs bataillons de la Garde Nationale 7 (Manche, Seine Inférieure, Somme) constituées d’hommes très jeunes (la moyenne d’âge au décès est de 21 ans) plus vulnérables à la dureté des conditions de vie (promiscuité, nourriture médiocre, manque d’hygiène).
Entre 1809 et 1814, le nombre de décès de marins est supérieur à celui de l’armée de terre. De 1812 à la chute de l’Empire (avril 1814), la mortalité touche surtout les équipages de la flotte et les troupes embarquées, incluses dans cette catégorie 8. L’explication réside probablement dans le contexte militaire , lui même sujet à évolution selon la politique impériale.
En 1809, Napoléon I caresse l’idée de monter une expédition de conquête des îles anglo-normandes à partir de Cherbourg, et cherche à y rassembler une flotte conséquente. L’opération , peu réaliste, échoue car la flotte britannique domine la mer et gêne considérablement la concentration à Cherbourg des navires dispersés. Néanmoins le nombre des vaisseaux présents dans la rade est important alors que la résistance espagnole à l’occupation française (1808), beaucoup meurtrière que ne l’envisageait Napoléon Premier, imposent le départ des unités de ligne stationnées dans la ville. En 1811, un nouveau projet, prévoyant le regroupement de 93 navires de toutes catégories et de 9000 soldats, est rapidement abandonné pour les mêmes raisons que le précédent.
Le contexte est différent en 1812-1813, : la campagne de Russie (second semestre 1812) « dégarnit » les unités de ligne, puis, après la destruction de la « grande armée », tous les corps de troupe subsistants sont absorbés par la « campagne d’Allemagne » (janvier – novembre 1813) et la « campagne de France » (janvier -mars 1814).
Cherbourg reçoit, en mars 1812, six des nouvelles « cohortes » de la Garde Nationale, soit 600 hommes, mais celles-ci sont bientôt expédiées en Espagne, où les troupes françaises battent en retraite devant l’armée anglo-espagnole. Cherbourg conserve des dépôts de régiments de ligne, quelques unités de garde nationale, un bataillon « colonial », le 6è régiment d’artillerie à pied et plusieurs compagnies de vétérans fusiliers et canonniers. Le 6e bataillon des « ouvriers militaires » (génie maritime), formé en 1812, atteint en décembre, l ‘effectif de 1283 hommes (au lieu de 800) , bien qu’une une bonne partie, « débiles et infirmes », ait du être réformés. Cette unité compte 26 décès en 1813 et 32 en 1814.
La flotte de guerre, qui compte notamment 2 vaisseaux de ligne, 2 frégates 2 bricks, 18 canonnières et une demi douzaine de bateaux légers, reste bloquée dans la rade et les troupes embarquées sont affectés à l’armée de terre pour compenser les lourdes pertes de la campagne de Russie 9. Néanmoins, cette même année 1813, la marine compte 143 morts, dont 27 soldats des trois régiments d’artillerie de marine qui arment les forts de la rade. Cette situation perdure en 1814, mais sur une période plus courte, compte tenu de la brièveté de la période de combats (janvier – mars 1814).
Durant ces années difficiles, la saturation des bâtiments à usage de caserne impose l’hébergement de diverses unités, dont 660 conscrits hollandais sur des canonnières. La saturation touche également l’hôpital de la marine, dont une annexe «(« hôpital flottant »…) est aménagée sur deux flûtes (début XIXe siècle, la « flûte » est un bateau à fonction logistique : transport de troupes et de matériel). en juin 1812 puis mai 1813.
Les décès de militaires 10 représentent, en moyenne, 14,80% de la mortalité globale de Cherbourg , une part non négligeable, mais sans lien entre les deux phénomènes. Le milieu militaire constitue un microcosme indépendant de son environnement local, comme l’indique l’amplitude beaucoup plus accentuée des variations annuelles – 5% (1811) à 20,12% (1807) et 37,20% (1813) – par rapport à l’évolution de la population fixe, très stable en dehors de la forte poussée de mortalité de 1812, année où Cherbourg prend sa part de la dernière grande crise frumentaire qu’a connu la France 11 (cf. graphique suivant).
Au long de la période, la mortalité s’exerce par poussées successives, tuant sur de courtes périodes (deux ou trois semaines), plusieurs hommes d’une même unité. Elle concerne très majoritairement (75%, toutes troupes confondues, à l’exception des compagnies de garde-côtes et des compagnies de vétérans) les hommes de 20 à 25 ans et, pour le solde, surtout les moins de 20 ans. On observe une certaine « saisonnalité » des décès et la période de la fin d’automne et début d’hiver, fraîche et humide, semble particulièrement sensible aux organismes débilités.
Ainsi, de la mi-novembre et fin décembre 1812, 37 marins et soldats, 20% des militaires décédés dans l’année, meurent à l’hôpital de la marine, dont 18 garde nationaux dont la moyenne d’âge est un peu inférieure à 22 ans. En janvier 1813, les 44 décès de soldats et marins représente ,pour l’année, un pourcentage identique mais si 10 gardes nationaux figurent parmi les morts, la grande majorité appartiennent aux équipages de la flotte et à l’artillerie de marine. En février et mars 1807, 96 soldats ( hors garde nationaux) meurent à l’hôpital, dont 38 hommes du 5é régiment de ligne (compagnies du « dépôt « de Cherbourg, appartenant aux 3 bataillons du régiment). Cette même année, la nuit du 12 février, ce même régiment a perdu 36 hommes dans la rupture de la digue et l’effondrement de la « Batterie Napoléon ( 240 soldats, 20 pièces d’artillerie).
Les pertes de la marine par maladie sont plus sensibles durant la saison (relativement , à Cherbourg…) chaude. Les décès sont plus fréquent de juin à août, , par exemple en l’an VI à Equeurdreville et en 1805 à Cherbourg, années où la nette majorité des décès de marins et troupes embarqué surviennent en été. Les« novices » (apprentis matelots) et les aspirants (élèves officiers) sont particulièrement touchés, en raison de leur moindre résistance aux conditions de vie sur les vaisseaux (et sur des pontons – cf. note 19 – pour les apprentis de la marine), plus dures encore que celles des soldats de l’armée de terre.
Pour les 9 premiers mois de 1795, des 41 marins décédés, 15 sont des novices et trois des mousses (encore plus jeunes, certains mousses ont 10 ans…). En 1814, sur 39 marins morts (hors artillerie de marine), 12 sont des « apprentis aspirants » et, entre début octobre et fin décembre de la même année, sur 12 marins décédés, cinq sont des novices et des soldats embarquées. Et, dans les premières semaines après l’ouverture de l’hôpital, du 7 au 31 mai 1793, 16 soldats, 24 ans en moyenne, meurent, ainsi qu’un infirmier. Dans l’hiver qui suit, 14 soldats de la 28è demi-brigade décèdent entre le 4 décembre 1793 et le 3 janvier 1794.
Les déserteurs et les conscrits réfractaires 13
Sur décision du ministre de la marine du 27 nivôse an XI (janvier 1802), un bagne, de dimension relativement modeste, est ouvert début 1803 pour recevoir les militaires condamnés aux fers pour désertion ou insubordination, et les garde-chiourme affectés à leur surveillance, logés sur place. Il est établi à Équeurdreville, sur les terrains de l’ancienne « ferme Gaudebout «, proche de l’église abbatiale, entre le « ruisseau des fourches » et le « chemin allant aux fourches » (Cf ci-dessus, plan de 1824) 14.
Alimenté à sa création par des condamnés transférés du bagne du Havre, son effectif aurait oscillé entre 212 (1810) et 330 (1814) , avec un maximum en 1813 (325) et 1814 (330) 15.
La relance des travaux du port par le régime impérial réclame alors une main-d’œuvre abondante, au moment où les levées militaires successives privent Cherbourg et les cantons voisins d’une partie de la main d’œuvre potentielle.
Dans l’année d’ouverture (1803), la mort frappe 16 bagnards, dont 15 entre le 1er prairial et le 16 messidor (22 mai-5 juillet). Ensuite, les données annuelles sont très variables, de presque nulles (1806-1808, 1811-1813) à substantielles ( 43 en 1804 et 1805, 39 en1809-1810 et 33 en 1814) en raison du caractère épidémique des mortalités. En 1814, 14 des 33 bagnards décédés meurent entre entre le 21 mars et le 4 avril.
Le bagne ferme en 1808, mais un dépôt de conscrits réfractaires est ouvert cette même année, et jusqu’en décembre 1813, en vue de réinsérer certains « mauvais sujets » dans les régiments de ligne. Le bagne lui-même rouvre dès 1809. Il accueille, en premier lieu, 78 des 531 prisonniers allemands condamnés au bagne, combattants de deux corps francs levés en Prusse, par le major prussien Von Schil et par le duc de Brünswick-Oels, auteurs de raids audacieux contre les armées françaises d’occupation entre mai et septembre 1809 16. Suivent, en septembre 1809, 200 réfractaires et déserteurs français , qui, selon Vérusmor 17, sont logés dans l’enceinte du port, dans des baraquements ( et non au bagne de la ferme Gaudebout). La crise du logement doit sévir à Cherbourg car, à l’époque du transfert des détenus au bagne de Brest, fin 1815, une partie au moins des 279 détenus sont hébergés sur la gabarre « la licorne ».
Les prisonniers, formés en bataillons, sont affectés aux travaux de terrassement (notamment le creusement de l’avant port inauguré en 1813 par l’impératrice Marie-Louise, l’empereur étant très occupé en Allemagne…) mais la dureté des conditions de vie ne semble pas générer de surmortalité. A l’issue de la campagne de Russie de 1812, Napoléon 1er enrégimente les réfractaires et déserteurs dans les troupes de ligne. Les rapports adressés au ministre de la guerre ne laissent aucun doute quant à l’état de délabrement physique de ces hommes sortis des bagnes. Le général commandant la 25è division militaire à Wesel (Rhénanie) en témoigne dans un rapport au ministre de la Guerre, le 5 octobre 1813 « …Les 123è, 124è et 127è de ligne, entre autres ; ces misérables contingents fondaient en route. Il est rentré 992 hommes dans le 123è, et il ne s’en trouve de présents sous les armes que 513 ; 315 sont entrés aux hôpitaux et 134 sur le nombre des présents sont d’une constitution si faible que le colonel du régiment réclame leur réforme 18 ».
Les prisonniers de guerre français rendus par la Grande Bretagne
Cherbourg est, à deux périodes des guerres de la révolution et de l’Empire, un des ports de retour de prisonniers de guerre français. Les premières arrivées (parfois par échanges), ont lieu au printemps de l’an III avec l’arrivée de « déportés » de la Martinique, logés à l’hôpital de la marine , dans des conditions d’insalubrité dont ils se plaignent aux autorités le 22 germinal ( 11 avril 1795). Les échanges et s’intensifient fin 1797, avec l’arrivée, entre les 7 et 31 décembre, de 257 personnes. Le mouvement, alimenté d’abord par les 4000 soldats prisonniers lors de deux tentatives de débarquement, en août et octobre 1798. Le mouvement principalement par Portsmouth, ne cesse de s’amplifier dans les 5 années suivantes, à mesure que progressent les négociations franco-anglaises conclues par la paix d’Amiens (25 mars 1801). La plus haute intensité (3642 personnes en 4 mois) est atteinte après la conclusion de la paix, au premier trimestre 1802.
Les arrivants, après examen par une commission spéciale puis par la municipalité sont munis de passeports les orientant vers leur commune d’origine. Les malades, infirmes et invalides militaires sont hébergés à l’hôpital de la marine, les civils sans ressources ou/et malades à l’hospice civil. Les 136 morts enregistrés à Équeurdreville – 105 en 1800/1801 -ne représentent qu’une faible part des 11 007 personnes libérées 19.
Soit la détention n’ a pas été trop dure, soit les ravages généralement causés par une détention prolongée sur les pontons 20 ont déjà éliminé les plus affaiblis. La mortalité au débarquement est donc faible mais les hommes décédés constituent un groupe nettement caractérisé.
Il s’agit, pour l’essentiel de prisonniers capturés dans les Antilles françaises et dans la mer des Caraïbes. On y trouve quelques « colons » et des marins de bateaux corsaires mais principalement des « nègres » ou « hommes de couleur » appartenant aux milices locales (« bataillons des Antilles »), débarqués à l’automne 1799. On peut présumer que le froid et l’humidité ajoutés au dénuement matériel ont fait de ce groupe une cible de choix pour les maladies pulmonaires. Plusieurs, atteint de phtisie et moribonds, passent directement du vaisseau « parlementaire « anglais à l’hôpital de la marine, pour y décéder rapidement.
Le 23 floréal , un matelot espagnol capturé par les anglais lors de la prise de la frégate Néréide, est débarqué sans connaissance et meurt le lendemain à l’hôpital, un militaire de couleur natif de l’île Saint Martin débarque mort le 30 thermidor. A l’automne et l’hiver de l’an X (du 15 vendémiaire( 7 octobre 1801) au ( 26 ventôse (16 mars 1802), 49 détenus rendus par la Grande Bretagne meurent à l’hôpital, dont 20 marins et troupes de marine (canonniers) 11 marins corsaires et 16 soldats , dont 5 « noirs » appartenant aux bataillons coloniaux.
Le second épisode se situe entre mai et décembre 1814. La majeure partie des prisonniers détenus en Angleterre (soldats et corsaires) débarquent en mai et 15 décès sont enregistrés ce mois-là, dont un homme débarqué mort. Durant l’automne, le retour des prisonniers de la campagne du Portugal (février-mai 1809) est marqué par 8 décès (eu prisonnier retour de Prusse).
Le corsaire, peintre et écrivain Louis Garneray (1783-1857), capturé par les anglais en 1806 dans la mer des Indes, a survécu jusqu’en 1814 sur trois pontons successifs en rade de Portsmouth. Débarqué à Cherbourg le 26 avril 1814, il témoigne, avec quelque dramatisation selon certains critiques, de ses impressions à son arrivée au ponton :
…Aucune description, quelle qu’en soit l’énergie, aucune plume, quelle que soit sa puissance, ne sauraient rendre le spectacle qui s’offrit tout à coup à mes regards. Que l’on se figure une génération de morts sortant un moment de leurs tombes, les yeux caves, le teint hâve et terreux, le dos voûté, la barbe inculte, à peine recouverts de haillons jaunes en lambeaux, le corps d’une maigreur effrayante, et l’on n’aura encore qu’une idée bien affaiblie et bien incomplète de l’aspect que présentaient mes compagnons d’infortune …»
Débit avril 1814, il apprend sa prochaine libération :
« …Le 16 avril, je m’embarquais pour la France. Je renonce à peindre l’émotion profonde que je ressentis en débarquant à Cherbourg. Il y a de ces joies immenses que l’homme peut à peine supporter et qu’il lui serait impossible de décrire 21 « .
Les prisonniers de guerre espagnols 22
Le premier contingent de prisonniers espagnols – 400 hommes – arrive à Cherbourg en novembre 1809. Il s’agit d’abord de partisans des Pyrénées catalanes, les « miquelets », puis de combattants de l’armée régulière. L’effectif total, qui se serait élevé à 4000 hommes fin 1811, comprend d’abord deux bataillons du génie et trois « bataillons de marine », renforcés en août par 5 bataillons du génie. Les bataillons de marine sont affectés aux travaux de creusement de l’avant port de Cherbourg et les bataillons du génie à la construction du fort du Roule.
Commandés par des officiers français et surveillés par des sous-officiers et gendarmes français, ils disposent également, pour un tiers des sous officiers, d’un encadrement (sergents, caporaux) issu de leurs rangs. En novembre 1811, un contingent de sergents espagnols nouvellement arrivés manifeste son refus de participer aux travaux de terrassement effectués par les prisonniers ( les prisonniers reçoivent, en principe, outre leur ration alimentaire quotidienne, de l’argent « de poche » ).
Hébergés sur le territoire d’Équeurdreville, ils arrivent affaiblis par le long déplacement effectué dans les conditions les plus précaires, comme le signale en novembre 1809, le préfet de la Manche :
« …Leur habillement est lamentable, ils sont presque nus et dans un délabrement absolu. L’humanité exige qu’ils soit pourvu proprement. L’humidité du pays et le froid qui commence à se faire sentir rendent cet objet extrêmement urgent. … ». Les habillements commandés par le préfet s’avèrent impropres (« sauf les souliers ») et celui-ci observe que « les prisonniers grelottaient dans la boue sous la pluie obstinée de l’hiver normand ». Cependant, les conditions de vie s’améliorent peu, et la mortalité, relativement, peu élevée, laisserait penser que les conditions d’hébergement ne sont pas pires que celles des soldats et marins français. : 26 décès fin 1811 dans les deux communes puis 54 en 1812 (année pleine) et 31 en 1813.
L’Empereur, aux abois après la campagne de Russie, tente de former un régiment de ligne dit « Joseph Napoléon » avec des volontaires espagnols. Le recrutement est difficile, cependant en décembre 1812, 87 hommes quittent Cherbourg pour rejoindre le régiment en formation aux Pays Bas.
Selon les rapports du préfet de la Manche 23, les prisonniers auraient eu tendance à sortir de leurs quartiers pendant la nuit et à commettre quelques prédations dans les environs. Illustration possible – et fait unique dans les communes proches d’Équeurdreville – le registre d’état-civil de Flottemanville-Hague, enregistre la mort, le 5 septembre 1812, d’un espagnol inconnu (personne ne semble avoir recherché son identité), chez un cultivateur de la commune. Il est vraisemblable que le sous-encadrement, signalé en plusieurs lieux de détention, joint au comportement plutôt paisible des prisonniers, a facilité ces sorties clandestines.
En février 1814, les premiers prisonniers, sauf les malades (7 meurent à l’hôpital de la marine durant le premier trimestre 1814) quittent Cherbourg, en principe encadrés mais de fait, largement laissés à eux mêmes, dans l’anarchie administrative qui accompagne l’effondrement du régime impérial, jusqu’à leur « licenciement » à Toulouse 24.
Conclusion
Au total, les registres d’état-civil d’Équeurdreville et de Cherbourg enregistrent 1924 décès survenus à l’hôpital de la marine et liés directement aux guerres de la révolution et de l’empire, dont 904 soldats et 593 marins, morts de maladie ( à l’exception de quelques marins et corsaires blessés dans les engagements maritimes), au terme d’une existence dont la durée moyenne se situe entre 22 et 24 ans, et, pour la majorité d’entre eux, sans avoir combattu. Ceci nous rappelle que pour les soldats et marins de cette époque, il était 3 à 4 fois plus fréquent mourir dans une chambrée d’hôpital, à la fleur de l’âge et très loin de leur familles 23, sans avoir combattu, que périr sur le champ de bataille 25.
Joël Tatard
Remarque : je n’ai pas eu accès aux archives municipales de Cherbourg, qui doivent contenir des informations intéressantes, ni à certains ouvrages d’histoire locale non trouvés sur internet….Tous compléments et/ou rectifications seraient bienvenus..
Notes :
1. Dont les unités de ligne des forts proches (Onglet, Sainte Anne) mais non les compagnies de garde-côtes, à recrutement essentiellement local.
2. Cette annexion porte le territoire de Cherbourg au delà du ruisseau des fourches qui traversait qui marquait la limite avec la commune d’Équeurdreville, le long du « chemin des Fourches à l’hôpital « (cadastre napoléonien, 1815) au sud du. La limite
3. Ou sont inhumés les morts de l’hôpital maritime étrangers à la ville et aux communes proches? En principe dans la commune où ils décèdent, à Équeurdreville dans le cimetière de l’église paroissiale, à Cherbourg sans doute au cimetière de l’onglet, le plus proche de l’hôpital, ouvert en 1785 . Cf. l’article richement documenté de David CHATEL, histoire d’un cimetière : l’Onglet, les cahiers de GENEA50 n° 5, novembre 2022, pages 75-85.
4. Données des recensements (degré de fiabilité non évalué) dans abbé LEROY « Le vieux Cherbourg », Mémoires de la société nationale académique de Cherbourg, année 1875.
5. Anciens soldats (au moins 24 ans de service) répartis en compagnies de vétérans (anciens fantassins)) assurant la garde des arsenaux et bâtiments militaires et de canonniers vétérans, affectés à la défense des places fortes et des ports de guerre. Enrégimentés depuis 1800 (bataillons et brigades), ils ne sont pas encasernés et vivent avec leur famille. Ils sont exclus des statistiques de cet article.
6. Chaque régiment dispose de dépôts, lieu où stationnent ses unités non engagées dans les opérations militaires et chaque bataillon d’infanterie, depuis 1803, comprend cinq compagnies, dont « la cinquième » formée par les hommes affectés au dépôt. Ces dépôts sont des centres d’instruction des conscrits, des lieux de convalescence (cf ci -dessous l’exemple de François Decombejean) et des points de concentration lors des appels de conscrits. Un bataillon peut avoir des dépôts éloignés des théâtres d’opération et des dépôts dans les secteurs frontaliers plus proches des zones de combats de l’unité.
L’aide – major François Decombejean, né en 1785 dans la Creuse, jeune chirurgien au 5è régiment d’infanterie de ligne, participe aux campagnes de la Grande Armée, Italie et Autriche en 1809, Espagne ensuite. Blessé en 1809 à Palma Nora (Catalogne), il effectue un premier séjour à Cherbourg, où se trouve un dépôt de son régiment. Il y fait connaissance avec Jeanne Louis Damourette, une propriétaire aisée de Hainneville (hameau Langlois), de 10 ans son aînée, divorcée puis remariée, mère de cinq enfants ( dont deux décédés très jeunes). Blessé en juillet 1813, entre Tolosa et Irun (province de Guipuzcoa), durant la retraite française, il revient à Cherbourg. Dès la fin septembre il épouse Jeanne Louise, veuve depuis 1810, avant de rejoindre le 59è de ligne pour une dernière campagne. Leur premier enfant naîtra en mai 1815, un an après le retour de la paix en Europe.
7. La Garde Nationale, initialement (1789) force de sécurité intérieure sédentaire, est utilisée sous l’Empire comme réserve de l’armée régulière,de plus en plus sollicitée du fait des pertes de l’armée impériale. La Garde Nationale départementale était formée en « cohortes » (équivalent des compagnies) d’infanterie et artillerie et regroupées dans des « bans » ( bataillons)de 10 compagnies.
8. En 1811, le 6è équipage de « haut bord » (nouveau nom des « bataillons de marine », troupes d’environ mille hommes embarquées sur les « vaisseaux de ligne », par distinction avec les « équipages de flotille », troupes servant sur les navires de moindre importance), dont le dépôt est à Cherbourg, incorpore 100 puis 67 plusieurs centaines d’hommes.
9. En juillet 1813, 450 des 600 hommes du 15 e équipage de flottille sont expédiés à Hambourg et, à l’automne, au moment où la défaite de Leipzig contraint Napoléon I à abandonner l’Allemagne et repasser le Rhin, le « 10è équipage de haut bord » doit rejoindre le 86è régiment d’infanterie dans l’est de la France. Et Fin janvier 1814, 4 compagnies de marin-canonniers (496 hommes) sont envoyés participer à la défense de Paris.
10. Ont été exclus les soldats victimes d’une rupture de la digue et de la destruction de la batterie Napoléon (20 canons) lors d’une très violente tempête dans la nuit du 11 au 12 février 1808. 263 personnes étaient sur la digue, des employés aux travaux et une garnison de 150 militaires. L’état civil de Cherbourg enregistre 202 décès, dont 36 soldats du 5 e régiment d’infanterie de ligne, 8 marins et 7 « réfractaires » (décomptes personnels). Yves MURY : « ouragan sur la digue » , Cherbourg, éditions Isoëte 2003, recense 229 décès (dont 3 femmes et six enfants et adolescents) à Cherbourg et dans ses environs.46 personnes ont survécu au drame.
11. Cf. Roger LEPELLEY, « Le viel arsenal de Cherbourg, de 1793 à 1814 », , ouvrage publié sous le patronage de la Socièté Nationale Académique de Cherbourg, 1990, pages 216 à 223.
12. Décès de la population fixe : total des décès après déduction des militaires décédés à l’hôpital ou pas, bagnards, prisonniers de guerre, étrangers …).
13. L’ouvrage d’Yves MURY : les enfermés de Cherbourg : Chouans, babouvistes, bagnards, prisonniers de guerre, quarante-huitards et communards dans les geôles cherbourgeoises, Cherbourg, éditions Isoëte, 2006. N’a, malheureusement, pu être consulté.
14. En 1805, le Fort Impérial (fort de l’Ile Pelée) héberge déjà un des deux bataillons de déserteurs étrangers existants (l’autre étant à l’Ile d’Elbe).
15. VERUSMOR : le bagne de Cherbourg, annuaire du département de la Manche, vol. 21, année 1849.page 538. (Verusmor n’indique pas sa source).
16. La Prusse vaincue en 1806 (Iéna, Auerstadt) ne s’étant pas jointe à la nouvelle coalition contre Napoléon I, Ferdinand von Schill (1776-1809), major de l’armée prussienne, lève un corps de franc (militaires et volontaires) d’un millier d’hommes et traverse l’Allemagne, de l’Elbe au Rhin en libérant plusieurs villes occupées par les forces françaises. Finalement vaincu, il se replie sur la Poméranie Occidentale et meurt lors de la prise de Stralsund par l’armée française.Le duc Frédéric Guillaume de Brünswick-Oels (dit « le duc noir ») lève la « légion noire » en Silésie, traverse l’Allemagne de la Bohême (autrichienne) jusqu’à la mer du Nord en battant une armée française et rejoint la Grande Bretagne avec sa troupe. Il est tué le 16 juin 1815 à la bataille des Quatre Bras (Belgique), deux jours avant Waterloo.
17. VOISIN LA HOUGUE, histoire de la ville de Cherbourg, continuée par VERUSMOR, depuis 1728 jusqu’à 1835, éditeur Boulanger, Cherbourg 1835.
18. Le général commandant la 25è division militaire au ministre de la Guerre, de Wesel (Rhénanie), le 5 octobre 1813. Cité par QUARRE DE VERNEUIL : Journal des sciences militaires, 1881/262.
19. Rapatriement des français libérés :
effectif | navires/an | voyages | |
---|---|---|---|
1797 (1 mois) | 254 | 5 | 5 |
1798 | 597 | 7 | 8 |
1799 | 1278 | 8 | 13 |
1800 | 2030 | 12 | 28 |
1801 | 3246 | 8 | 52 |
1802 (4 mois) | 3642 | 17 | 27 |
total | 11047 | 57 | 133 |
Relevé de Henri YON Archives de la marine cote 4P3
Ce total inclut toutes les catégories : personnes débarquées non munies de passeports réguliers (4), les femmes et enfants (11), des « non combattants » (9), ecclésiastiques (40)….Une part importante des prisonniers assument les frais journaliers de leur traversée…
20. Le ponton est un vaisseau de guerre hors service, affecté à la détention de prisonniers.Les pontons les plus meurtriers ont été ceux de la baie de Cadix et de l’île de Cabrera (Baléares), où ont été enfermés, et morts pour la grande majorité, les soldats français prisonnier après la reddition de la division du général Dupont à Baïlen (Andalousie) en juillet 1808, dont bon nombre de soldats du 76è régiment d’infanterie natifs de la Manche.
21. Louis GARNERAY « La Prison flottante, neuf ans sur les pontons anglais, Souvenirs personnels de Louis Garnement, Officier de marine et peintre », Bibliothèque des Voyages et Aventures, Paris, Librairie Saint-Paul et Grammont (Belgique) .
22. Jean VIDALENC « Les espagnols dans la Manche sous le Premier Empire », Revue du département de la Manche, t.8, fasc. 29-30, janvier -avril 1966
23. Jean René AYMES « La déportation en France sous le Premier Empire », éditions de la Sorbonne,collection histoire de la France aux XIX è et XX è siècles, éditions de la Sorbonne Paris 1983.568 pages, p.55-67
24. L’extension territoriale de l’Empire (130 départements en 1812, incluant le nord de l’Italie, la Belgique, les Pays Bas, une partie de la Suisse et l’Allemagne rhénane, états vassaux comme la Westphalie, Suisse, la Pologne) fait de l’armée impériale, un vaste « melting pot ». A Cherbourg s’y ajoutent les marins et corsaires (des Etats-Unis notamment ) les espagnols, les prisonniers français libérés, les étrangers prisonniers…et les 5 à 600 soldats malades (typhus) rapatriés en septembre 1815, dont le passage laisse sa trace avec quatre morts à l’hôpital de la marine .
25. Les soldats morts des suites de blessures au combat figurent dans ce total mais ils sont nettement minoritaires par rapport aux morts de maladie (le plus souvent sans diagnostic, d’où les nombreux décès « à la suite de fièvre »). Cf Jacques HOUDAILLE : « pertes de l’armée de terre sous le Premier Empire, d’après les registres matricules » , Population (revue de l’institut national d’études démographiques), année 1972-1/ pp. 27-50. Pour la Normandie, Jacques Houdaille évalue les morts à l’hôpital à 19,7 % des pertes françaises contre 16% au niveau national et les morts au combat à, respectivement, 5,2% et 4,6%.
Magnifique Article.
Juste à modifier sur l’indice 25,
19,7%, ce sont les morts à l’hôpital et non au combat.
Rémi
Merci d’avoir relevé cette coquille, qui a été corrigée.