Par Christophe CANIVET
Saint-Lô, à la toute fin du XIXe s., l’horloge de Notre-Dame indique deux heures moins dix, le parvis est peu animé. Deux commères quittent la scène, le panier sous le bras, la tête nue, ce qui en fait probablement deux bonnes plutôt que deux maîtresses de maison. Elles poursuivent leur conversation alors qu’elles passent entre un café sans nom et la boutique de l’horloger LETERRIER. L’échoppe, qui fait angle entre la place et la rue où se tient l’artiste semble hors d’âge. C’est du moins l’impression que donne l’inscription qui nous offre le nom du maître du temps. Elle est toute noircie, peinte ou gravée sur l’encadrement en bois de la devanture, en tout cas peu lisible sous le trait du dessinateur. On remarquera davantage la boutique de son voisin immédiat, le chapelier TABARD, fièrement annoncée par une pancarte toute blanche fixée sur le balcon du premier étage. L’œil est d’autant plus attiré que le commerçant se tient sur le pas de sa porte. Il est tout affairé à monter une pile de chapeaux au grenier. Le livreur est sans doute passé dans la matinée. Deux caisses sont adossées à la devanture en attendant leur tour, une troisième vient tout juste d’être déballée. Le sieur TABARD n’a aucun égard pour cet emballage qui pendouille piteusement, à cheval sur le trottoir et le pavé de la rue, la paille destinée à protéger la fragile marchandise à moitié jetée au sol. Il voue toute son attention à ses chapeaux, une vingtaine de chapeaux mous empilés les uns dans les autres et posés sur le monte-charge. N’imaginez pas un appareillage trop sophistiqué. Il s’agit ni plus, ni moins d’un support installé au bout d’une corde pendant à un simple crochet extérieur planté dans le mur, au-dessus de la fenêtre du grenier, en saillie du toit, au troisième étage de la vieille maison à encorbellement. Une femme, sans doute Mme TABARD, se tient à la fenêtre, attendant le signal de son mari pour tirer sur la corde. C’est, somme toute, une scène pittoresque dans un cadre pittoresque.

(Musée des Beaux-Arts de Saint-Lô)
Cette estampe d’Alfred ROBIDA (1848-1926), exposée au Musée des Beaux-Arts de Saint-Lô, est intitulée Place Notre-Dame à Saint-Lô, Selon sa notice, elle serait extraite du volume de sa série la Vieille France, consacré à la Normandie. Elle en est du moins vraisemblablement concomitante, ROBIDA n’ayant probablement pas multiplié les séjours dans la préfecture de la Manche. Si l’ouvrage ne porte aucune date, son dépôt légal (n° 8888) remonte à 1890.
Pour autant qu’elle soit réaliste, la scène est-elle bien réelle ? L’artiste a-t-il fidèlement restitué les lieux ?
Commençons par deux mots d’odonymie, ce qui nous permettra toujours de nous situer dans le temps. Ce plein-centre de l’Enclos a connu bien des changements au XIXe s., tant dans sa morphologie que dans ses dénominations.
Notons à cette occasion que l’actuelle église Notre-Dame de Saint-Lô n’a jamais été siège épiscopal. Elle n’a donc jamais été cathédrale, contrairement à ce qui sera indiqué dans plusieurs des sources citées au cours de cette étude. C’est une vieille coquetterie des habitants de la ville, pas une réalité historique.

Extrait de la feuille A1 (A. D. de la Manche)
Pour revenir au nom des rues, la rue Notre-Dame, qui longe l’église au sud s’est ainsi appelée rue de la Peufre, avant d’être renommée rue Notre Dame en 1824 et finalement rue Henri-Amiard au temps qui nous concerne ici. Ses premières maisons se trouvent tout au fond du parvis sur l’estampe. De même, la rue de la Commune a aussi porté le nom de rue de la Boucherie avant de devenir la rue Thiers. Elle débouche sur la place Notre-Dame, anciennement place Ferrier, elle-même rebaptisée Place Gambetta à la fin du siècle (voir la Nomenclature des rues de Saint-Lô (1839-1944))…

(éditions Hachette – Wikimanche)
En fait, lorsque l’on compare le cadastre-Napoléon (censément dressé vers 1824) et le plan de 1901, on s’aperçoit que, dans le premier quart du XIXe s., le parvis de Notre-Dame est extrêmement réduit, un îlot d’une trentaine de parcelles cadastrales le séparant de la petite Place Ferrier, elle-même séparée de la non moins petite place des Beaux-Regards par l’autre îlot que formaient sous l’Ancien-Régime les bâtiments de l’institution des Nouvelles-Catholiques. Ceux-ci abritaient dorénavant, entre autres, le tribunal, qui ouvrait rue du Filet, adossé au collège, qui lui-même donnait sur la rue aux Porcs. La fermeture du tribunal, en 1834, va permettre de raser tout le pâté de maisons et donc de prolonger la place des Beaux-Regards jusqu’à la place Ferrier, qui elle-même, rebaptisée Notre-Dame, allait désormais jusqu’au parvis, le second pâté de maisons étant lui-même rasé pour dégager la perspective, au milieu de laquelle on plaça dans un premier temps la statue de la Laitière normande.

carte postale ancienne – éditions LL
La maison du chapelier TABARD était une des rares survivantes de l’ancien îlot, comme on le voit bien sur une carte postale intitulée La Cathédrale, vue de la rue Thiers, ayant circulé en 1910. Nous en reparlerons dans un instant, le nom de TABARD ayant disparu de la devanture.

carte postale ancienne – éditions LL
Aussi, on ne s’étonnera pas de voir apparaître la même maison, sur l’estampe de ROBIDA intitulée Saint-Lô, place Notre-Dame, mais aussi lors de l’incendie qui ravagea la domicile dudit TABARD, rue Thiers (Le Journal de Valognes 24/06/1886) ou à l’occasion de la publicité annonçant la vente mobilière, tant des marchandises du stock que des meubles meublant l’appartement, 1, Place Gambetta (Journal de la Manche et de la Basse-Normandie 01/02/1908).
Entre-temps, une page moins glorieuse sera venue frapper le petit commerce. Elle confirme pour le moins que TABARD exploite son fonds de commerce en couple. Y a-t-il eu suicide ? Une veuve MARIE, âgée de 29 ans, employée à Saint-Lô, chez M. TABARD, chapelier, avait quitté son domicile, le 24 décembre 1901, sous prétexte d’aller soigner sa grand-mère, malade, à Canisy. Le lendemain de Noël, elle revint pour prendre son travail, mais ses patrons la remercièrent. C’est alors que désespérée sans doute pour ce motif ou pour un autre (le chapelier doit-il porter le chapeau ?), elle a annoncé dans une lettre, trouvée à son domicile, le projet de se suicider. Il est à croire qu’elle a mis à exécution son sinistre projet (L’Union de Valognes 12/01/1902).

carte postale ancienne – éditions Neurdein
À l’aube du XXe s., il y a donc bien un commerce de chapellerie à l’endroit indiqué par ROBIDA quelques années plus tôt, commerce toujours tenu par TABARD, le nom étant toujours inscrit sur le panneau fixé au balcon du premier étage. Le crochet est lui aussi toujours en place au-dessus de la fenêtre donnant sur les combles. Les caisses et leur paille ont, en revanche, depuis longtemps disparu et quelques chapeaux sont accrochés à la devanture. Le café est devenu le restaurant « La Fourchette », d’Alexandre LEREBOURG. L’angle de vue étant légèrement différent, on peut apercevoir le débit de tabac qui fait face à TABARD…
Un changement notable doit cependant être relevé. L’horloger LETERRIER a cédé sa boutique à un marchand de vins et spiritueux, J. EREAU. Le nom de ce dernier apparaît en lettres blanches sur l’encadrement de la devanture. Deux panneaux, de part et d’autre de la fenêtre du premier étage, indiquent pour l’un « Vins & eau-de-vie au détail » et « cafés, huile & bouchons » pour le second. L’échoppe apparaîtra ultérieurement dans la presse sous la dénomination « Caves centrales » à la double adresse 1, rue Thiers – Place Gambetta.
On comprend mieux pourquoi en se plaçant cette fois-ci sur le parvis.

carte postale ancienne – éditions MP
expédiée par Madeleine DERIES en 1906
La carte postale est expédiée le 30 octobre 1908, par une jeune adolescente qui deviendra quelques années plus tard une fierté saint-loise, Madeleine DERIES (1895-1924), la première française qui obtiendra un doctorat en Histoire (pour plus de détails, voir sa biographie par Yves MARION). Elle nous montre la place Gambetta sous la neige. C’est, semble-t-il, la reproduction d’une peinture plutôt qu’une photographie. On y reconnaît facilement les Caves centrales et le restaurant LEREBOURG (affublé d’une publicité VITTEL). La rue Thiers s’ouvre entre les deux. En toute logique, l’échoppe du chapelier s’ouvre donc, du côté de la place, sur la façade blanche qui fait suite au caviste. Et, en arrière-plan, on aperçoit la célèbre Maison-Dieu.

(Musée des Beaux-Arts de Saint-Lô, non datée)
Maintenant que l’on sait où porter le regard, on identifiera aisément la même façade sur la toile Le marché et la Maison-Dieu, de Fernand LE GOUT-GÉRARD (1854-1924), faisant elle aussi partie des collections du Musée de Saint-Lô. L’œuvre n’est pas datée, l’artiste est natif de la ville. La vue nous renvoie probablement à la dernière décennie du XIXe s., voire à un temps où M. le percepteur n’avait pas encore choisi de se vouer entièrement à son art. Chose certaine, on n’y retrouve pas encore toutes les inscriptions et autres panneaux publicitaires qui figurent sur les cartes postales précédemment citées. Les devantures n’y sont pas encore entièrement vitrées. La boutique du chapelier jouit-elle d’un accès voire d’une vitrine côté place Gambetta ? Si on devine une porte, un attelage masque le reste…

carte postale ancienne – éditions Neurdein
La vue sera mieux dégagée sur les différents tirages de la carte n° 45 – Le marché de la Place Gambetta, des frères NEURDEIN. Elle sera encore plus rapprochée, mais seulement partielle, sur la carte du Bazar normand. Le commerçant ne profite pas de son double accès à la fois sur la place et sur la rue. Du côté de la place, il ne dispose que de deux portes, une qui donne peut-être accès au magasin et l’autre aux appartements, et d’une fenêtre étroite. Pas de marchandise exposée pour attirer le chaland depuis le marché. Sans doute les habitués savent-ils qu’il faut faire le tour par la rue, mais le visiteur de passage devait avoir bien du mal à se dire qu’il y a là tout un magasin, même si un panneau fixé en haut du premier étage indique le nom de TABARD. Impossible de lire en revanche ce qui est écrit de part et d’autre du patronyme du maître de céans. Ces cartes ont circulé vers 1906-1908. Leurs prises de vue sont nécessairement antérieures de plusieurs mois, si ce n’est plusieurs années. Or, la vente combinée du stock et des meubles meublants en 1908 révèle presque par définition une cessation d’activité. Et, de fait, la boutique rouvre en octobre, après travaux, dorénavant sous la direction de A. BRIARD, au 3 et 5 de la rue Thiers.

Journal de la Manche du 10 octobre 1908 (Gallica)
Le nouveau venu, Albert Émile BRIARD, est un jeune marié. Quelques mois plus tôt, le 16 avril 1907, il descendait les marches de Notre-Dame au bras de sa toute nouvelle épouse, Marie DARONDEL. Quelques encarts publicitaires attestent de l’activité de BRIARD courant 1909. La prise de vue de la carte postale ayant circulé en 1910, précitée, remonte d’ailleurs à cette période, fin 1908 – début 1909, le nom de TABARD ayant déjà disparu du panneau du balcon mais, en face, le restaurant n’ayant pas encore cédé la place à la pharmacie HÉBERT, l’officine faisant son apparition dans le Journal de la Manche en juin… On peut aussi voir que, au 9, le magasin porte à présent le nom de BOYER. Outre ce nom écrit en grandes lettres, on remarque surtout que les nouveaux propriétaires ont refait la façade, la recouvrant d’un nouveau revêtement, tape-à-l’œil, façon pierre de Caen, qui jure franchement avec sa voisine du trottoir d’en face, la Maison-Dieu.

Le marché de la Place Gambetta (vers 1906-1908)
carte postale ancienne – éditions Le Goubey
Hélas ! cent fois hélas ! Toutes ces promesses de bonheur, tant familial que commercial, ne tardent pas à s’étioler. Déjà, en février, un banal feu de cheminée a inauguré toute une série de tracasseries. Par jugement en date du 8 septembre 1909, Albert BRIARD est admis au bénéfice de la Liquidation judiciaire. À l’époque, le terme désigne simplement l’ouverture de la procédure. Un échéancier peut toujours être mis en place avec les créanciers. Mais, en l’espèce, ce n’est que le début de la fin. Par jugement en date du 23 octobre, le tribunal de commerce reporte la date de cessation des paiements au 2 mars 1909, dans les jours qui ont suivi l’incendie. Les travaux achevés, l’exploitation lancée, BRIARD n’a pas tenu six mois… Par jugement en date du 16 décembre 1909, la séparation de biens est prononcée entre les deux époux. On apprend au passage que le commerçant habite désormais au 9, rue Verte-de-Bas, ce qui laisse comprendre qu’il n’exploite plus son fonds ou du moins qu’il n’habite plus à l’étage. C’est une aubaine pour les étrennes des Saint-Lois et des habitants des environs. Les derniers numéros du Journal de la Manche pour 1909 et les premiers de l’année 1910 annoncent des articles à prix sacrifiés, des rabais considérables. « Le fonds est à vendre de suite ; la maison est à louer présentement ». Au bout du compte, par jugement en date du 12 janvier 1910, la liquidation judiciaire d’Albert BRIARD est convertie en faillite. Les malheurs du jeune couple ne s’arrêteront pas là puisque, le 24 mars suivant, ils devront inhumer leur fils, Jules Louis Ernest, âgé d’un an à peine…
La boutique rouvre dès mars, sous la dénomination de « Chapellerie parisienne ». La nouvelle patronne est une dame MÉNARD. C’est sans aucun doute elle qui accouche le 6 juillet suivant d’une petite Marie, la rubrique d’état-civil du Journal de la Manche annonçant « rue Thiers », sans préciser le numéro. Victorine Maria MAYET est née en 1871 à Beaucoudray. Le 11 février 1888, alors qu’elle vient tout juste de fêter son dix-septième anniversaire, elle quitte la ferme familiale et épouse à Sourdeval le gendarme Jean DEPAGNE. Celui-ci étant décédé « des suites d’un accident survenu en service commandé » (Le Journal de la Manche 06/02/1904 & JORF 18/06/1904), le 22 janvier de cette même année 1910, elle vient d’épouser le garde-champêtre Émile MÉNARD. Il a donc ses propres fonctions et seule son épouse, autrement dit la dame MÉNARD, fera tourner la boutique.
La nouvelle maîtresse des lieux semble avoir quelque peu recentré l’activité puisqu’elle annonce vendre des « chapeaux et casquettes en tous genres pour hommes, garçonnets et fillettes, ainsi que chapeaux de paille de toutes catégories, à des prix défiant toute concurrence. » (Journal de la Manche 12/03/1910). Finis les chapeaux de femmes, plus raffinés, plus dispendieux, qui varient plus selon la mode… Si elle indique bien son adresse dans cette publicité initiale, elle omet de préciser qu’en réalité, elle reprend une boutique connue de longue date à Saint-Lô. Dans une seconde salve de réclames, elle renouera le lien avec l’Ancienne maison TABART (sic, avec un t), « fondée en 1869 » (Journal de la Manche 08/10/1910). En revanche, toujours pas de référence à son prédécesseur direct.
Cet encart publicitaire de la dame MÉNARD est la dernière mention de la chapellerie TABARD, tout comme de ladite dame MÉNARD, d’ailleurs.

Journal de la Manche du 8 octobre 1910 (Gallica)
Malgré ces multiples documents qui attestent qu’un dénommé TABARD a bien tenu là une boutique de chapeaux, aucune de ces sources ne nous donne son prénom et ne permet donc de l’identifier précisément.
Saint-Lô ne dispose malheureusement plus ni de ses documents cadastraux, ni de ses recensements d’époque, sans quoi cette difficulté n’en serait pas une. Et s’il existe des registres d’état-civil pour la période antérieure à 1944, ceux-ci ne sont que des reconstitutions à partir des registres de catholicité. Ils ont été rédigés dans l’urgence, sans disposer de, ou sans porter, toutes les mentions utiles. Plusieurs TABARD y figurent, mais on ne dispose pas toujours de leur adresse précise, de leur profession, bref ! de toutes les informations permettant d’établir formellement une filiation.
Chose certaine, notre chapelier ne doit pas être confondu avec son homonyme Victor TABARD, plus connu. Natif de Tessy, mari d’Alphonsine Louise LAURANCE, épousée le 26 mai 1876 en l’église Notre-Dame, Maître TABARD a été huissier, conseiller municipal de Saint-Lô, trésorier de la fabrique de la paroisse Sainte-Croix, et également un temps administrateur du Journal de la Manche. Seulement, il décède le 31 janvier 1908, à son domicile, rue Dagobert (voir sa nécrologie dans Le Journal de la Manche 05/02/1908), précisément la semaine même où son homonyme liquide ses biens.
Il faut aller puiser dans le Journal Officiel la preuve formelle qui nous manquait jusque là :
« Tabard (Paul-Louis), né le 15 février 1874, à Saint-Lô. Le père chapelier; 2 enfants. — Quart de bourse d’entretien à Saint-Lô » (JORF 01/03/1889 p. 1065).

(Gallica)
Rattrapé in extremis par un quart de bourse ! La petite boutique de chapellerie ne permet pas à ses exploitants d’assurer pleinement les frais de scolarité de leur fils, inscrit aux cours de l’école primaire supérieure.
Son acte de naissance ne figure même pas dans le registre d’état-civil reconstitué, du moins à la date indiquée. Il faut donc se reporter aux registres de catholicité. Nouvelle déconvenue ! L’enfant ne figure pas non plus dans le registre des baptêmes à la date portée par le JO. Oui mais, densément peuplée, la paroisse urbaine de Notre-Dame de Saint-Lô dispose d’un registre particulier pour les ondoiements et d’un autre pour les suppléments de baptême.

Registre de catholicité de la paroisse Notre-Dame de Saint-Lô
(A.D. de la Manche)
En fait, ce 15 février 1874, le vicaire de Notre-Dame s’est contenté d’ondoyer le nouveau-né (voir en vue 5816). Le petit être n’a même pas reçu de prénom si on se fie à l’acte. Pourquoi un ondoiement ? Théoriquement, c’est parce que le nouveau-né est tout juste viable. Mais, dès cette époque, il peut s’agir d’un petit arrangement, le parrain ou la marraine devant venir de loin. Ce sacrement sommaire a nécessairement reçu un supplément de baptême. Mais quand ?…
Quoi qu’il en soit, son acte d’ondoiement nous donne l’identité de ses père et mère, Louis Pierre TABARD et Virginie Marie BIFFAUT, et, combiné avec l’annonce du JO, nous permet d’identifier formellement le chapelier TABARD. Si on tient compte des actes de mariage reconstitués de leurs enfants et plus particulièrement du feuillet-matricule de Paul, les prénoms d’usage de Monsieur et Madame TABARD sont plutôt Pierre Louis et Marie.

Registre de catholicité de la paroisse Notre-Dame de Saint-Lô
(A.D. de la Manche)
Il faut attendre le 27 mai 1877 pour retrouver le complément de baptême de Paul, toujours à deux pas de la maison, à l’église Notre-Dame. C’est d’ailleurs une cérémonie conjointe puisque la grande sœur de Paul, Adrienne Léonie, née le 30 novembre 1870 et ondoyée le 2 décembre suivant, y reçoit elle aussi son complément de baptême (vue 6210). Sa marraine est sa tante maternelle, Henriette BIFFAUT. Celle-ci est présente, puisqu’elle signe, mais le vicaire ne précise pas où elle habite. En revanche, son mari, Ernest LEFEVRE, parrain de l’enfant est absent. Il est représenté par Jean Auguste LETERRIER. Nous tenons notre horloger (voir son acte de mariage, le 8 juillet 1862, vue 4246) ! Quant à Paul, il reçoit ses prénoms de son cousin, Louis Henry LEFEVRE, fils des précédents, et de sa grand-mère paternelle, Julie LEMONNIER (vue 6211).
Les études du jeune Paul TABARD auront semble-t-il porté leurs fruits puisque le jour où il passera devant le bureau de recrutement, il sera employé à la trésorerie. Il se mariera à l’issue de son service, le 17 janvier 1899, toujours à Saint-Lô, avec Albertine Jeanne Joséphine LECERF. Malheureusement, le jeune homme ne tarde pas à décéder, le 14 avril 1901. Une fois encore, l’acte a échappé aux agents chargés de reconstituer l’état-civil de Saint-Lô après-guerre. Mais la date est portée sur son feuillet-matricule :

Sa veuve se remariera en 1905.
Le Journal Officiel indiquait en 1889 que le chapelier TABARD et son épouse avaient deux enfants, du moins deux enfants encore vivants à cette date. La grande sœur de Paul, Adrienne Louise (devenue Adrienne Louise lors de la reconstitution de l’acte, probablement suite à une erreur de lecture), se mariera quelques mois après son frère, le 11 juillet 1899, avec Jean Marie ESTRADE, un adjudant du 136e de ligne en garnison à la caserne Bellevue. Ledit mari sera nommé commis ambulant de l’octroi de Paris en 1907 (JORF 05/01/1907). Un autre fils, Camille Maxime, était né le 5 juin 1880, mais si le Journal Officiel dit vrai, il n’a probablement pas survécu. Il n’apparaît d’ailleurs pas dans le répertoire de la classe 1900.
Quand ils vendent, les époux TABARD se retrouvent donc seuls à Saint-Lô, leurs fils étant morts, et leur fille ayant probablement déménagé à Paris pour suivre son mari. Que sont-ils devenus ? Les rubriques d’état-civil de la presse locale ne mentionnent pas leur mort. Se sont-ils exilés à la campagne ou ont-ils rejoint leur fille ? Est-ce bien raisonnable de vouloir lancer une recherche sur Paris, sans savoir dans quel arrondissement il faut chercher, ni même savoir s’ils se dirigèrent vers Paris même ?
Et là, miracle ! Il ne fallait pas débusquer leur mariage dans la Manche mais à la Capitale, le 19 novembre 1864, devant l’officier d’état-civil du dix-huitième arrondissement (voir en vue 16). Pierre Louis TABARD est déjà chapelier, sans aucun doute au passage Florence, où le couple demeure avec la belle-mère. Si son épouse est native de La Chapelle, commune qui vient d’être absorbée par Paris en 1860, lui est Manchois. Il est né le 21 juin 1842 à Couvains, où sa mère habite encore, son père étant déjà décédé. À propos de Mme TABARD, on notera que le prénom Virginie n’apparaît jamais dans ses actes parisiens.

Un premier fils, Julien Paul, naît à Paris, le 27 octobre 1865, mais il meurt quelques jours plus tard, le 15 novembre, alors qu’il vient d’être placé en nourrice chez un autre TABARD, Jean Baptiste, à Couvains. La suite, nous la connaissons déjà. Après avoir appris son métier à Paris, TABARD revient dans sa Manche natale et ouvre son propre magasin en 1869, à Saint-Lô, où la petite Adrienne naît l’année suivante…
Après trente-neuf ans de bons et loyaux services, le couple a une opportunité pour vendre la boutique et revient vivre à la Capitale. Ils ne s’installent pas à Paris même, mais à Saint-Ouen-sur-Seine, au 128, Avenue des Batignolles. Ceci dit, le chapelier TABARD n’a pas le temps de profiter de sa retraite. Il décède dès le 15 octobre de cette année 1908, Boulevard Ney bastion 39, autrement dit à l’Hôpital Bichat.
Veuve, Mme TABARD épouse en secondes noces son beau-frère, Joseph Alfred BERNARD, le 30 septembre 1911, à Saint-Ouen. Il est déjà lui-même trois fois veuf, notamment, en deuxième lieu, de Marie BIFFAUT, la sœur de Mme TABARD, née le 28 septembre 1842 à Romainville et décédée le 27 février 1895 à Paris. Selon toute vraisemblance, c’est elle que le vicaire de Notre-Dame a prénommé Henriette lors du complément de baptême de sa nièce Adrienne TABARD. Ce n’était pas sa paroissienne, il ne la connaissait pas, il se sera peut-être emmêlé… Son mariage avec Joseph Alfred BERNARD, le 28 juillet 1887 (vue 12), la dit veuve en premières noces de Jean Baptiste Ernest LEFEVRE, qu’elle avait épousé le 20 juin 1863 (vue 7). Or, on sait qu’Ernest LEFEVRE, mari « d’Henriette », n’avait pu faire le déplacement en 1877…
Veuve pour la seconde fois, Mme TABARD décède à son tour le 16 janvier 1923, à l’Hôpital Tenon, 4, rue de Chine, dans le vingtième arrondissement de Paris.

carte postale ancienne – éditions LL
Pendant ce temps-là, à Saint-Lô, dix, quinze ans après le départ des époux TABARD, la vieille bâtisse fait peine à voir. Au 9, le magasin BOYER semble inchangé, avec sa façade recouverte de ce crépi façon pierre de Caen. De l’autre côté de l’ancienne boutique de chapellerie, les panneaux de ENEAU ont disparu. Difficile de dire si les locaux sont toujours exploités. C’est encore moins évident pour l’ancienne « Maison Tabard » puisque soit la vitrine a été barbouillée de blanc d’Espagne, soit l’intérieur est masqué par des rideaux. Ce n’est plus la patronne qui se penche à la fenêtre, c’est toute la maison. Son vieux crépi ne demande qu’à rejoindre le trottoir, comme une simple feuille morte à la fin de l’automne. C’est la décrépitude ! En face, le pharmacien HÉBERT a totalement refondu sa demeure. L’ancienne salle du premier étage du restaurant et le toit en ardoise, avec ses fenêtres en saillie, comme chez les TABARD, ont cédé le pas à une construction moderne, avec un étage d’habitation supplémentaire, tout en lignes droites et en angles. Une lourde cheminée s’élève, parallèle aux flèches de Notre-Dame. Passée l’officine, au rez-de-chaussée, le mur au crépi parfait, aux volets clos, est froid, sans vie… C’est certainement moderne et fonctionnel (pour l’époque) mais cela n’a plus rien de pittoresque, à l’instar du magasin BOYER.
Il est bien loin le temps où ROBIDA, flânant dans les rues de Saint-Lô, était saisi par la scène, sortait son carnet et croquait Pierre Louis TABARD et Marie BIFFAUT dans l’instant, s’activant à donner vie à leur modeste commerce, lui devant la boutique, jouant les équilibristes avec sa pile de chapeaux et elle, à la fenêtre du grenier, prête à réceptionner la marchandise…
Christophe CANIVET
Merci pour les retours.
Bonsoir,
je viens de lire ce beau travail de recherche et d’écriture. C’est absolument passionnant et les cartes postales ou photos illustrent bien le récit. Bravo !
Anne-Marie Desbuttes
C’est vraiment passionnant de suivre toutes ces recherches difficiles, mais qui finissent par aboutir. un vrai travail de détective . Quel malheur toutes ces maisons anciennes disparues ainsi que les actes d’état civils.
On ne reconnait pas ces quartiers car ils ont été bombardés avec la guerre de 1939/44.
Personnellement je n’arrive pas à remonter une branche car
le couple sur lequel je bloque s’est marié à St Lô.
Merci Christophe pour ce récit bien détaillé
Bonjour,
Je viens de lire en détail ce dossier et je me rends compte du travail énorme que cela représente. C’est quasiment un travail de détective qui tient le lecteur en haleine. On se croirait revivre à l’époque de ce sieur Tabard. Il se trouve qu’au décès de mes parents, j’ai récupéré une reproduction encadrée de l’oeuvre d’Alfred Robida et celle-ci décore mon séjour. Cela ajoute de l’intérêt.
Mon père et moi sommes tous les deux nés à Saint-Lô, lui en 1923 et moi en 1950, il était nostalgique du vieux Saint-Lô et m’a passé le virus. Sa maison d’enfance a été complètement détruite en 1944.
Merci encore pour cet excellent travail.
Daniel Villechalane
Bonsoir,
Grâce à Christophe, je suis l’heureux propriétaire de la CPA de la place Gambetta enneigée à Saint-Lô. Effectivement elle a été expédiée en 1908 par Madeleine Deries à ses cousins résidant à Saumur. A ce propos, je signale que le patronyme « Deries », ne prend pas d’accents ni sur le premier ni sur le second « e » ainsi que Léon Deries l’écrivait au Grand-chancelier de la Légion d’honneur.
Félicitations pour l’ensemble de cet excellent article.
j’ai corrigé « Deries », Merci Yves pour ta vigilance !