Les naufragés de Surtainville (12 janvier 1812)

La nuit du 12 janvier 1812, vers deux heures du matin, plusieurs hommes sont jetés à la côte sur la plage de Surtainville, « naufragé(s) en se sauvant en France ». A 10 h du matin, le maire de Surtainville enregistre le décès de quatre d’entre eux, morts « sur le rivage de la commune », sur la déclaration de deux survivants (ne sachant écrire), soldats du 48 RIL faits prisonniers à Flessingue :

– Joseph Vercoul, 25 ans, de Bruges (chef-lieu du département de la Lys), département de la Lys.
– Jacques Benoit1, 29 ans, de Sainte Marie-aux-Mines (Haut Rhin).

Sont décédés trois autres prisonniers de guerre et un résident volontaire : « Chisley », natif de Sarrelouis (département de la Moselle), soldat au 48 e RIL, prisonnier à Flessingue. « Isophe » 36 ans servant dans un régiment prussien, prisonnier à Flessingue. « Raoustoul », environ 45 ans, né dans le Haut Rhin, prisonnier de guerre à la Martinique. « Févre », 24 ans, natif de Mayence (département du Mont Tonnerre,) garçon boucher, entré volontairement en Angleterre.

Le 14 janvier, deux préposés aux douanes, Jean Baptiste Levieux et Charles Fortin, déclarent le décès de « Choulze « (Schulz, patronyme très commun dans le département considéré) âgé de 29 ans, originaire du département du Mont Tonnerre, soldat au 48e RIL, décédé la veille dans la maison de Jean Baptiste Levieux, « par suite du naufrage qui a eu lieu… de douze hommes2 qui étaient partis d’Angleterre pour se sauver en France ».

En l’absence du procès-verbal du juge de paix des Pieux, l’identité des cinq autres survivants est inconnue. Mais la « gazette nationale ou moniteur universel 3 » donne des informations intéressantes.

Ces hommes ne se sont pas évadés d’un des bagnes flottants (pontons) de la côte sud de l’Angleterre4, où étaient détenus la plupart des prisonniers de guerre français (en dehors des officiers) durant les guerres du Premier Empire, mais, assez curieusement, de l’île de Jersey où n’existait pas de centre de détention.

Les 12 hommes ont dû « emprunter » une barque grée et mettre cap plein est de Jersey, pour gagner les plages qui s’étendent au sud de la pointe rocheuse du Rozel. A l’approche de la côte, la barque est prise de flanc par un fort vent de sud-ouest, fréquent à cette saison, et des hautes vagues. Les évadés amènent la voile mais l’eau submerge la barque. Tous se jettent à la mer pour tenter de rejoindre le proche rivage.

Les six préposés du poste de douane de Surtainville, alertés, ont pu, en deux interventions, sauver 8 hommes, dont l’un est décédé le lendemain. Les 4 autres évadés étaient morts lorsqu’ils ont été ramenés sur la plage.

Cinq des naufragés appartenaient à la garnison du port de Flessingue, place fortifiée de la presqu’île de Walcheren (ancienne île, rattachée au continent par la « poldérisation » à la fin du Moyen-Age, capitale Middleburg) lors de sa reddition, le 15 août 1809, une semaine après le débarquement d’un corps expéditionnaire britannique de 18 000 hommes. Walcheren protégeait le grand port d’Anvers, principal arsenal de l’Empire5 et objectif de l’attaque anglaise. Flessingue constituait un arsenal complémentaire où étaient armées les vaisseaux construits à Anvers6. Simultanément, 20 000 hommes étaient engagés dans l’occupation d’autres points des bouches de l’Escaut.

Presqu’île de Walcheren et bouches de l’Escaut en 1809. Les villes fortifiées de Flessingue et Berg op zoom couvrent les voies de passage maritimes menant à Anvers (villes encadrées)

La garnison française de Flessingue ne comptait qu’une minorité de français « d’origine ». La plupart des bons régiments avaient été dirigés vers l’Autriche où Napoléon I venait de remporter la victoire de Wagram. Les trois bataillons du 48e régiment d’infanterie comportaient une forte proportion de natifs de l’actuelle Belgique, des Pays Bas et de l’Allemagne Rhénane. Les autres unités comprenaient un bataillon irlandais, très combatif mais également un « bataillon de réfractaires », un « bataillon colonial » et deux bataillons du « régiment de Prusse », de médiocre valeur et peu motivés.

De plus, la garnison de Flessingue était affaiblie par les « fièvres » de diverses natures générées par la présence de zones marécageuses couvertes de moustiques et la chaleur de l’été. L’hôpital de Middleburg était saturé et la mortalité élevée.

Pour les seuls soldats du 48e régiment d’infanterie natifs de la Manche, une trentaine d’hommes sont morts à l’automne 1808 et à l’hiver 1809. La déportation des prisonniers de guerre vers le sud de l’Angleterre a probablement sauvé des vies humaines7.

Bombardement terrestre de Flessingue (10-15 août 1809). La ville subit simultanément le bombardement de la flotte britannique.

Le climat délétère de Walcheren explique l’échec rapide de cette attaque surprise. Les renforts français rapidement dépêchés y ont contribué mais la malaria, le typhus et la dysenterie ont décimé le corps expéditionnaire dès la fin août. Les dernières troupes, précisément celles stationnées à Flessingue, se maintinrent jusqu’à la fin de l’année. Les pertes anglaises étaient estimées à 4000 morts parmi les 9 à 10 000 hommes hospitalisés, dont seulement une centaine dans les combats.

Les évasions des geôles anglaises furent rares8. D’après les dernières recherches, un peu plus de 600 hommes, 0,5% des prisonniers dénombrés, auraient pu rejoindre la France mais combien ont péri comme les naufragés de Surtainville ?

D’une de ces évasions réussies, témoigne le récit laissé par un marin, natif d’une paroisse voisine de Surtainville, le capitaine Nicolas Lecroisey, né9 et décédé aux Moitiers d’Allonne (1771 – 1857). Simple marin puis petit maître au cabotage et lieutenant de bateau corsaire, il a laissé un vivant (et fidèle ?) récit de son évasion10. Requis pour servir dans la marine impériale en 1805 et prisonnier lors d’un combat naval, il s’évade en 1807, après plusieurs tentatives, des pontons de Portsmouth et réussit à rejoindre le port de Dieppe sur une barque, après en avoir tué un des deux occupants.

Joël TATARD


Notes et références :

1 Jacques Benoît, fils de Henri et de Anne Marie Hassler, né à Ste Marie aux Mines 10 juillet 1782. Réintègre l’armée et son ancienne garnison, dans le 131e régiment d’infanterie de ligne (qui a succédé au « régiment de Walcheren », composé de réfractaires). Il meurt à l’hôpital de Middleburg le 24 juin 1813, à quelques kilomètres du lieu où il avait été fait prisonnier.

2 En l’absence du procès-verbal du juge de paix du canton des Pieux, disparu, les cinq autres survivants sont restés anonymes.

3  « La gazette nationale ou moniteur universel », 30 janvier 1812. Cette publication journalière tient alors lieu de Journal Officiel mais contient des articles variés (faits divers, comptes rendus scientifiques, programme des théâtres parisiens…). Son pendant départemental est « le journal du département de la Manche » d’où vient probablement l’information de la gazette nationale.

4 Principalement à Portsmouth-Forton et Plymouth, qui « accueillirent », entre 1803 et 1814, 60% des 100 635 prisonniers français et à Chatham et Porchester où passèrent 20% des prisonniers.

5 Anvers avait été annexé à l’Empire Français en novembre 1808, au détriment du royaume de Hollande dont était souverain nominal Louis Bonaparte, frère de l’empereur.

6 Le commissaire impérial de la marine responsable des armements du port de Flessingue est alors Jean Pierre, Lechanteur de Pontaumont (St Pierre d’Azif Calvados 1760 – Cherbourg 1846), cadre de l’administration maritime de Cherbourg de 1781 à 1800 puis d’Anvers (organisateur de l’inscription maritime). Prisonnier à Flessingue, il est expédié à Portsmouth d’où, ayant rang d’officier, il est autorisé à résider sous « cautionnement » dans le Hampshire.

7 Trois bataillons du 48e régiment d’infanterie étaient alors dans la province de Zélande, les autres combattant en Autriche. Le régiment sera décimé en Russie en 1812 ; Environ 180 hommes de ce régiment, natifs de la Manche et appartenant à ce régiment disparaitront en 1812 durant la campagne de Russie.

8  Six cent soixante-quinze évasions recensées. Cf Patrick Le Carvèse, Napoléonica. La revue 2010/3 n° 9 « Les prisonniers français en Grande Bretagne de 1803 à 1814 ».

9 Il est né dans la paroisse de Saint Pierre d’Allonne, fusionnée en 1818 avec Notre Dame d’Allonne pour former la commune des Moitiers d’Allonne.

10 Gabriel Vanel, revue d’histoire normande, n° 6, avril 1908, « Une évasion des pontons normands en 1807 : le capitaine Lecroisey, des Moitiers d’Allonne (50) »